
De l’exigence de souveraineté aux logiques économiques et environnementales : les “ruptures” dans l’histoire de la PAC
Par Aurélien Jean, diplomé du Master 2 de Sciences Po Affaires européennes, stagiaire aux greffes du tribunal de la Cour de Justice de l’Union européenne et membre des jeunes du CRSI
Dans l’Hexagone, les manifestations agricoles régulières depuis janvier 2024 ainsi que le parcours législatif pour le moins heurté du projet de loi d’orientation sur l’agriculture ont eu au moins un mérite : faire réfléchir sur la capacité productive tricolore et son insertion dans l’espace européen et mondial. En effet, suite au Covid, à l’invasion russe de l’Ukraine et aux tensions géopolitiques régulières, il n’est question que de souveraineté et de garantie par nous-même de nos approvisionnements en composants techniques comme en aliments.
Néanmoins, en cette dernière matière, tout ne pourra pas être traité au niveau national, un certain nombre de changements devant transiter par l’échelon européen, et son instrument premier : la Politique Agricole Commune (PAC). Celle-ci, pensée dans les années 1960 pour garantir la sécurité alimentaire du continent, a atteint en moins de trente ans ses objectifs. Depuis, elle navigue de révisions en révisions, au gré d’impératifs politiques relativement constants, mais aux modalités d’application dynamiques dans le temps.
Les Green Deal et autres Farm to Fork de la période 2020-2024 ont fait couler beaucoup d’encre, les détracteurs lui reprochant, entre autres, les jachères, les normes, l’interdiction des pesticides ou les accords commerciaux. Pourtant, l’autonomie n’a jamais été totale, l’Europe a toujours importé et continue de le faire sur certains produits. En corollaire, elle reste exportatrice nette de produits agricoles et les dernières moutures n’envisagent en rien l’arrêt des aides, la France devant rester l’une des principales bénéficiaires. L’impératif d’une Europe produisant ce dont elle a besoin sans devoir importer massivement sa nourriture reste, malgré tout et en dépit des apparences, présent dans l’esprit des décideurs. Les références à « l‘autonomie » et à la « souveraineté alimentaire » le démontrent ; jusqu’à se retrouver dans l’intitulé officiel du Ministère de l’Agriculture. De fait, depuis les années 1990, il n’y a pas eu qu’un seul tournant mais plusieurs grandes dates et une dynamique embrassant une pluralité de domaines (institutionnel, environnemental, économique) qu’il convient d’explorer.
I – Le loup dans la bergerie : le passage d’une doctrine d’autosuffisance à une approche fondée sur le marché dans les années 1990
A – Pourquoi réformer la PAC ?
La réforme de la PAC relève de contraintes internes et externes. En interne, elle découle essentiellement d’une surproduction agricole. Son système avait encouragé la constitution de surplus assez importants, car certifiés d’un bon prix d’achat. En conséquence, l’offre excède structurellement la demande dès les années 1970. Des ajustements ont eu lieu depuis 1968 et le plan du commissaire Sicco Mansholt, qui prévoyait la suppression de millions d’hectares et des plus petites exploitations, mais ils n’ont eu que peu d’effets hors de leurs secteurs. Les réformes dans le lait ou les céréales étaient surtout basées sur la restriction de l’offre et/ou des quantités maximales garanties mais sans remise en cause réelle de l’instrument central qu’était le prix garanti.
Dans les années 1980, la PAC acquiert une réputation de secteur difficile à réformer. Les libéraux soutiennent qu’elle fausse le marché en maintenant les petits producteurs au détriment de la rationalisation par les exploitations les plus intensives. Les interventionnistes arguent qu’elle fournit trop de soutien pour les marchés, favorise une iniquité des transferts sociaux (puisque basés sur la production) et ne rapproche pas assez les niveaux de revenus entre pays de la CEE. Victime de son succès, elle a entraîné des dépenses budgétaires élevées (frais d’achat et de stockage + incapacité à contrecarrer la hausse continue), limitant le développement d’autres politiques comme le développement régional dont les besoins s’accroissent avec l’entrée de la Grèce en 1981 et de l’Espagne et du Portugal en 1986.
Cet élément se retrouve aussi avec la fin de l’inertie et l’arrivée de l’équipe de Jacques Delors à la Commission – convaincue que le système PAC met à mal la construction européenne en général et obstruait le budget pour les nouvelles ambitions communautaires. Les prix d’achats garantis, générateurs d’inefficacités, compliquaient le financement pour les besoins sociaux ou d’aménagement du territoire. Le tout corrélé à une nouvelle sociologie de la fonction publique communautaire. Surtout, la PAC a été créée quand le besoin d’importer était criant, alors que dans les années 1970-1980 voient l’autosuffisance atteinte ; et les ressources tirées des droits de douanes diminuer en conséquence. Autant de raisons qui font émerger dès 1985 un « livre vert » par la commission qui propose déjà la réorientation par le marché. Il ne sera pas suivi d’effets immédiats mais préfigure la réforme de 1992.
La contrainte externe vient des négociations internationales et du système de subventions aux exportations, critiqué – entre autres – par les États-Unis, qui dans ce contexte-là, connaissaient des difficultés à écouler leur production sur les marchés mondiaux…. La préférence communautaire était mal perçue, d’autant plus que la CEE importe de moins en moins et dispose d’ajustements variables signifiant que, même quand le prix intérieur baisse, les exportateurs hors-UE n’en profitent pas car le tarif commun compense. De plus, il était possible d’exporter sans faire baisser prix intérieurs quand le marché communautaire était engorgé (les « restitutions » : le prix garanti compensait la différence avec le prix effectif vendu à l’étranger). La pression des autres pays exportateurs nets (le « groupe de Cairns ») sur les Européens ainsi que les menaces de ne pas poursuivre les discussions sur les autres volets des accords GATT ont incité les Douze à déclencher une réforme de la PAC. La CEE voulait cet accord pour ses autres volets commerciaux, qui répondent aux besoins des autres secteurs ; tout comme pour conserver sa posture libre-échangiste. Enfin, la Guerre Froide est finie et l’idée d’autonomie perd en vigueur, au profit d’une focale portée sur les « dividendes de la paix ».
B – 1992 et le renforcement du prisme du marché
L’inspiration d’un changement de paradigme dans la PAC remonte à des travaux de l’OCDE dans les années 1970-1980 qui ont modifié l’approche de la question agricole, en ne l’envisageant plus selon des critères nationaux et de revenus agricoles mais au regard des seuls effets sur le commerce international et sa maximisation. Ce faisant, l’OCDE a été chargée d’évaluer le lien entre les politiques agricoles domestiques et le commerce mondial et ces travaux ont été mobilisés durant les négociations par les pays désireux de changer les règles du GATT. La CEE dut suivre le mouvement avec la réforme dite « Mac Sharry » qui reprend les idées de l’OCDE, notamment les aides directes découplées. Une première mouture fut rejetée par le Gouvernement français (et la FNSEA) qui craignait une forte perte de subsides. La Commission proposa quelque temps après un nouveau texte, plus acceptable, mais sans changer l’ambition générale.
Ce dernier consacre notamment la diminution du poids budgétaire de la PAC en baissant les prix garantis, et en compensant cela par des paiements directs aux producteurs, proportionnels à la taille des exploitations. L’objectif était de procurer à chaque exploitant le même degré d’investissement public avec un système d’aides calculées individuellement. Le système évolue donc de par sa plus grande intelligibilité et sa meilleure imputabilité, les montants versés étant moins opaques que les prix garantis, car calqués sur la surface d’exploitation. En sus, d’autres mesures nouvelles sont apportées, comme le conditionnement au respect du gel d’une partie des terres afin de faire face à la surproduction ; dans un contexte d’évolution des cultures, de chute de la part de l’agriculture dans l’emploi total et d’augmentation de la taille des exploitations. En outre, les aides ne sont données qu’à condition d’une surface minimum exploitée. En revanche, cette « nouvelle PAC » pouvait apparaître comme une prime indirecte à l’élevage intensif, le montant de la prime à l’herbe, censé dissuader l’intensification, n’est que de 350F/hectare, contre 2500F/hectare pour la prime au maïs.
Notons que ces mesures n’ont pas été considérées comme des mesures de distorsion par le GATT car la majorité des mesures européennes entre dans la « boîte verte », celle qui n’est considérée comme nuisant aux échanges ; les autres : « bleue » et « orange » sont minoritaires et visent à être réduites. Le changement de philosophie est assez fort : on passe de l’aide au produit à l’aide au revenu.
II – Quand le marché ne peut tout résoudre: considérer l’environnement au tournant du millénaire
A – La perspective de l’élargissement et la réforme de 1999
La réforme de 1999 dite « accord de Berlin », poursuit les mêmes objectifs que celle de 1992, et vise à continuer l’action entreprise au début de la décennie en préparant aux prochaines négociations de l’OMC. Il s’agit également d’imaginer l’intégration des anciennes économies populaires d’Europe de l’Est, tout comme de répondre aux scandales sanitaires et alimentaires des années 1990 (vache folle).
Elle comprend notamment une baisse des prix garantis en les alignant sur les cours mondiaux et en diminuant les restitutions aux exportations pour pouvoir exporter sans subventions. La jachère est pérennisée comme moyen de contrôle de l’offre et les agriculteurs reçoivent une incitation à la pluriactivité pour l’entretien des espaces ruraux. Une compensation, mais avec une limitation du nombre d’animaux éligibles. Dans le même esprit, les primes à l’arrachage sont renforcées et l’UE poursuit le développement d’une politique de qualité (produits du terroir, labels…).
Un autre aspect est l’introduction de l’éco-conditionnalité dans l’octroi des aides. En d’autres termes le respect d’exigences environnementales est pris en compte tout comme des critères l’emploi de la main d’œuvre, de marge brute et de montant perçu d’aides directes. Le développement rural est institué comme « deuxième pilier » de la PAC, afin d’aider aussi les régions les plus favorisées, tout en maîtrisant le budget. Le premier pilier reste entièrement financé par l’UE alors que le deuxième est cofinancé avec les EM.
À travers ces deux réformes majeures, le poids de la PAC dans le budget européen est passé de près de 70 % dans les années 1980 à moins de 50 % depuis 2000. L’objectif de la réforme de 1992 a donc été atteint : faire baisser substantiellement la part de la PAC, et donc consacrer davantage de marges de manœuvre pour financer d’autres domaines. Cet accent mis sur l’éco-conditionnalité traduit un changement au sein même des institutions européennes. Ayant fait davantage de place aux représentants environnementalistes au détriment du secteur agricole, la DG AGRI a évolué, notamment avec le « rapport Buckwell : la rémunération des agriculteurs était ici imaginée comme exclusivement liée à l’entretien des espaces ruraux, les fonctions de production ne devant répondre qu’aux signaux du marché. Si ces préconisations ont été in fine adoucies, elles reflètent la montée en puissance d’autres acteurs dans l’élaboration de la PAC (DG Environnement, ONG…). La concertation politique avec les seules organisations agricoles n’est donc plus prioritaire.
B –La réforme de 2003 : entre conditionnalité renforcée et réponse aux (nouvelles) critiques
Le 26 juin 2003, les encore-quinze adoptent « l’accord de Luxembourg », qui vise à réduire certaines critiques lancinantes faites à la PAC, notamment les prix élevés et les subventions aux exportations constituant des distorsions de concurrence mais aussi à la critique des écologistes considérant la PAC comme profitant aux grandes exploitations et à la surproduction. L’objectif sous-jacent est de se rapprocher des préoccupations des consommateurs sur les pollutions et des utilisations de ressources par l’agriculture et justifier la dépense de fortes sommes pour une petite partie de la population. L’entrée des nouveaux EM est aussi avancée car l’élargissement de 2004 à des pays encore très agricoles risque de faire croître les dépenses si rien ne change. Enfin, il s’agit d’inclure toutes les mesures de la PAC dans la « boîte verte » de l’OMC.
La nouvelle réforme est axée autour de plusieurs points comme le découplage entre production et aides. La plupart des aides directes perçues par les agriculteurs sont remplacées par un paiement unique indépendant de la production mais contesté par les syndicats agricoles pour leur assimilation à de l’assistanat. D’une incitation à produire, on se dirige vers une incitation à maintenir de bonnes conditions agronomiques et environnementales. Cela peut couvrir : maintien des prairies, irrigation raisonnée, entretien des terres…
En corollaire, la diminution des paiements directs aux grandes exploitations est actée pour remédier à la critique d’une PAC anti-sociale profitant aux plus gros (70% des aides pour 20% des exploitations), et dégager des moyens pour le développement rural et les jeunes agriculteurs. Par ailleurs, les prix garantis baissent pour certains produits, comme le lait, le beurre ou le riz. Aussi, le fonds unique FEOGA disparaît en 2007 et est remplacé par les FEAGA (premier pilier) et le FEADER (second pilier).
Les agriculteurs se voient donc imposer non seulement le respect des mesures environnementales de l’éco-conditionnalité, mais en plus ils ont de nouvelles responsabilités qui conditionnent l’octroi des aides. On passe ainsi d’un aspect environnemental facultatif et secondaire à un mécanisme obligatoire et généralisé, mais qui ne fait que reprendre des incitations déjà évoquées. Deux régimes se complètent, entre sanction en cas de non-respect des obligations et récompense de l’engagement vertueux, le tout montrant un dépassement du seul cadre environnemental.
III – Comment essayer de concilier toutes les priorités : l’affirmation d’une PAC multifonctionnelle depuis 2013
A – La réforme de 2013 comme synthèse des évolutions
Mentionnons ici que le traité de Lisbonne (2009) entraîne des modifications concernant la PAC. Parmi elles, on peut citer le passage de l’agriculture dans le domaine de compétence partagée entre l’UE et les États membres, alors qu’elle relevait de la compétence de la Communauté. De plus, les questions agricoles sont soumises à la procédure législative ordinaire et non plus de consultation, ce qui renforce les pouvoirs du Parlement européen. En parallèle, durant ces années-là se développe une approche moins compartimentée entre échelon européen et national, avec une volonté de la Commission de mieux suivre et analyser la mise en œuvre de la PAC par les Etats-membres et d’en rendre compte (passage d’une logique top-down, imposée d’en haut, à une logique bottom-up provenant du terrain).
La réforme de 2013 se place dans un contexte de pressions environnementales croissantes et de nouveaux scandales alimentaires. Elle reprend les grandes idées à l’origine des précédentes retouches législatives en favorisant encore davantage les pratiques agricoles respectueuses de l’environnement (diversification des cultures, préservation des paysages, superficie minimale de prairies permanentes). Citons par exemple un recouplage partiel des instruments autour d’objectifs spécifiques avec un système de paiements par étages comprenant sept composantes (paiement de base additionné de primes additionnelles : écologie, jeunes agriculteurs, zone naturelle contrainte…).
La flexibilité des aides entre piliers est renforcée et les mesures de contrôle de l’offre sont supprimées: le régime du lait en 2015, les droits de plantation des vignobles en 2016 et les quotas sucriers en 2017. La conditionnalité est maintenue, mais ne représente que 70% des paiements, les 30% restants étant liés au « verdissement », c’est-à-dire un paiement additionnel aux pratiques bénéfiques pour le climat.
B – En guise de bilan global : l’élargissement conséquent du champ d’action de la PAC
Les règlements après 2013 modifient certains aspects, en créant un instrument de compensation en cas de baisse des revenus d’une région entière (sécheresse, inondations…) ; en institutionnalisant l’approche Bottom-up ; en évoquant la reconstruction du potentiel agricole endommagé par les dégâts climatiques ou bien encore en accentuant sur la reforestation, le développement touristique et technologique des zones rurales, le bien-être animal et la lutte contre le changement climatique. Autant d’aspects qui ont élargi le spectre de la PAC bien au-delà de ce qui était prévu dans les années 1960 et qui assument un changement de braquet depuis les années 1990.
Le plan de 2020, présenté dans le cadre du Green Deal de la Commission et du plan « Farm to fork » porte sur la PAC jusqu’en 2027, se place dans un contexte différent de 2013 : recul du multilatéralisme, reprise post-pandémique et retrait du Royaume-Uni. Notons que ce plan ne change pas la répartition des rôles à l’œuvre depuis 1992, soucieux de la subsidiarité entre UE et EM et actant l’abandon de la stabilisation centralisée. L’UE ne définit que le minimum nécessaire pour éviter les distorsions (orientations, instruments, objectifs indicateurs d’évaluation) alors que les EM ont davantage de liberté de décision et d’allocation des fonds (amortir les éventuels chocs). Chaque pays a donc dû présenter à la Commission un plan national calqué sur ces orientations. Le plan français prévoit ainsi de renforcer la conditionnalité écologique, les prairies et les haies, soutenir davantage les petites productions, le bio, les territoires en difficulté (montagne), les jeunes agriculteurs et réduire les intrants. Covid oblige, le mot « résilience » est présent aux côtés « d’autonomie » et, in fine, des mesures d’assouplissement sont adoptées suite aux protestations de janvier 2024.
En conclusion, et malgré ses évolutions notables ayant érodé son ambition purement tournée vers l’autosuffisance et la souveraineté alimentaire, la PAC n’a pas disparu de l’agenda politique européen. Le contexte actuel ainsi que les évolutions géopolitiques et les leçons du Covid en matière de « souveraineté » le démontrent. Dans les années 1990, la focale était portée sur une dimension commerciale et de favorisation du libre-échange via un changement complet de paradigme allant du soutien à la production au soutien au revenu. En un sens, la PAC avait « trop bien fonctionné » et était excédentaire. Les premières mesures en matière environnementale et de multifactorialité pavaient la voie mais sans être prédominantes ni vraiment obligatoires. Le tournant écologique et de durabilité arrive dans les années 2000 et perdure jusqu’à aujourd’hui entérinant une autre façon de penser l’agriculture. Le soutien est désormais axé sur la manière de produire et tout ce qui va autour et non plus sur ce qui est produit. La seule permanence semble résider dans les critiques qui lui sont adressées : surcroît administratif et bouc-émissaire de la baisse des prix d’un côté, perpétuation de pratiques productivistes et reconduction de pesticides controversés de l’autre.