Interview croisée : Béatrice Brugère, Thibault de Montbrial – Faut-il opposer la police et la justice ?

Interview croisée : Béatrice Brugère, Thibault de Montbrial – Faut-il opposer la police et la justice ?
28 février 2024 pierre

Interview croisée : Béatrice Brugère, Thibault de Montbrial – Faut-il opposer la police et la justice ?

Bertrand Menay, Président du tribunal judiciaire de Versailles, juge que l’opposition police/justice est stérile et elle nous mène dans le mur. Comment évaluez-vous actuellement les relations entre les forces de l’ordre et la justice ?

Béatrice Brugère : On ne peut qu’être d’accord. Nous sommes des partenaires. La police dépend de nous et vice versa. Un sentiment de défiance envers la police impacte également la justice puisque nous sommes liés. Il y a un malaise, voire une crise majeure de défiance entre nos deux institutions depuis peu. Chacune défendant ses positions et ses intérêts. Un exemple récent a démontré ce malaise lors de l’affaire « Nahel » à Nanterre où un policier lors d’un contrôle routier a tué un mineur refusant d’obtempérer. Le policier a été mis en détention provisoire par un juge des libertés et de la détention, décision qui a entraîné un mouvement de contestation au sein de la police et une prise de parole inédite de la part du Directeur Général de la Police nationale, Frédéric Vaux, pour critiquer cette décision de justice.

Thibault de Montbrial : Je partage l’analyse de Bertrand Menay. L’opposition police/justice est contreproductive. Les forces de l’ordre et la justice sont les maillons d’une même chaîne, qui a pour fonction de protéger les citoyens et d’assurer la sécurité de notre pays.
Comme le souligne Béatrice Brugère, les relations entre ces deux institutions sont parfois compliquées. Je crois que la défiance vient pour partie de la méconnaissance entre les deux institutions.

Le 19 mai 2021, lors de la manifestation des policiers, le secrétaire national du syndicat Alliance, Fabien Vanhemelryck a déclaré : « Le problème de la police, c’est la justice».

Quel est votre point de vue en tant que magistrate ? Et vous Thibault de Montbrial ?

Béatrice Brugère: L’objectif n’est pas de se cantonner dans des logiques corporatistes. Il faut dépasser ces intérêts propres, car in fine notre travail commun, police et justice, est d’assurer une mission de service public aux Français. Nos actions convergent vers une même finalité d’intérêt général et de lutte contre la criminalité.

Pour autant, s’agissant des critiques envers la police, il est clair que le contexte français est singulier. Il y a en France une défiance alimentée en permanence par un bashing anti-police par des courants politiques et associatifs, ce qui est fortement regrettable parce que caricatural. Cela a pour conséquence dramatique une mise à mal de la légitimité et de l’autorité des actions des policiers accusés systématiquement de violences à chaque occasion.

Une mission d’information de 2023 de la Commission des lois de l’Assemblée nationale portant sur l’usage des armes par les policiers à l’occasion des refus d’obtempérer démontrait l’augmentation inquiétante du non-respect de l’autorité de la police mais également du faible nombre d’usages des armes par les forces de l’ordre en situation de danger. La Police nationale n’est plus respectée et est même devenue un adversaire. L’institution policière étant de moins en moins attractive, un cercle vicieux d’affaiblissement du niveau des recrues se met en marche.

J’appelle de mes vœux à un choc d’autorité, avec une impulsion politique qui se répercute chez les policiers et les magistrats.”, Thibault de Montbrial.

Thibault de Montbrial: Les policiers sont souvent confrontés à des situations physiquement dangereuses et complexes. Ils doivent prendre des décisions rapides et parfois diciles, qui peuvent avoir des conséquences graves. Certaines décisions judiciaires apparaissent en décalage complet avec cette réalité. D’où parfois l’impression que leurs eorts sont vains et que les fauteurs de troubles sont impunis. L’expression un peu provocatrice de Fabien Vanhemelryck illustre ce ras-le-bol ambiant chez nos forces de l’ordre. Mais le vrai problème de la police ce n’est pas la justice ; c’est l’absence d’une politique d’autorité assumée sans ambiguïté. C’est pourquoi j’appelle de mes vœux à un choc d’autorité, avec une impulsion politique qui se répercute chez les policiers et les magistrats.

Que vous disent les policiers, gendarmes et magistrats que vous rencontrez ?

Béatrice Brugère: Afin de pallier cette défiance mutuelle, il faut une politique publique d’ensemble cohérente pour éviter un affaiblissement de la politique pénale ou des contradictions entre l’action de la justice et de la police. Cela relève en partie d’un problème de communication ou de travail en silo. Les deux institutions n’ont pas l’habitude de dialoguer à tous les niveaux. J’ai pu l’observer lors de l’organisation des Etats généraux de la Justice, qui auraient dû avoir pour objectif de fluidifier la communication et de trouver un consensus entre les deux Ministères dans une situation tendue. Malheureusement, le choix politique a été différent puisque chacun a organisé de son côté ses États généraux et le Beauvau de la Sécurité. C’est sans doute une occasion ratée de poser les problèmes ensemble pour les résoudre. Les sujets régaliens devraient être par nature des sujets ni partisans ni dogmatiques ni corporatistes. Je le redis, on doit travailler pour l’intérêt général et les Français.

Une peine, pour être efficace, doit être certaine, rapide et proportionnée. Il est temps d’appliquer les ultra courtes peines pour des faits graves y compris pour les mineurs dès le premier fait si nécessaire et dans des délais rapides.”, Béatrice Brugère.

Par ailleurs, le malaise réside principalement dans l’incompréhension des décisions de justice lorsque les policiers enquêtent, puis procèdent aux arrestations. Notre politique pénale et notre système d’application des peines dans un contexte de criminalité importante semble en décalage avec le travail de terrain des policiers. De plus, le taux de récidive en progression et les délais d’exécution des peines renforcent le sentiment d’impunité et d’inecacité ce qui peut décourager les forces de l’ordre soumises à une violence quotidienne de la part des délinquants. Mais il y a un hiatus entre la peine et la déconstruction de la peine. La contrainte du manque de place en prison et l’obligation pour les magistrats de n’utiliser l’incarcération qu’en dernier recours fait écho à un mouvement important anti-prison en France porté par des intellectuels de gauche comme Michel Foucault.

Or, le visage de la criminalité a beaucoup changé depuis ce temps et il est vital de confronter ces idées avec la réalité du terrain et les résultats de nos choix de nos politiques pénales.

En France contrairement à d’autres pays du Nord de l’Europe les délinquants sont incarcérés trop tard et sur des longues peines qui sont souvent modifiées. Je suis favorable à changer de logiciel et de revenir aux principes de Beccaria : une peine pour être ecace doit être certaine, rapide et proportionnée. Il est temps d’appliquer les ultra courtes peines pour des faits graves y compris pour les mineurs dès le premier fait si nécessaire et dans des délais rapides. En France nous venons de supprimer la possibilité de prononcer des courtes peines, nous sommes à contre-sens de ces Pays qui achent des résultats positifs en termes de récidive et qui ne subissent pas une surpopulation carcérale.

Thibault de Montbrial: Un quart des victimes des coups et blessures depuis 2017 sont des forces de l’ordre. Les policiers et gendarmes me disent qu’ils sont de plus en plus confrontés à des situations dangereuses, ce qui confirme la forte dégradation de la situation sécuritaire que je dénonce depuis tant d’années. Ils me font part d’une certaine lassitude face au manque de réponses aux problématiques qu’ils remontent du terrain et au manque de soutien à leur égard, voire à la défiance dont ils font l’objet de la part d’une partie des médias et de certains juges. Cela conduit à la démotivation de nombreux effectifs.

De nombreux magistrats estiment que le problème de la justice repose essentiellement sur une question de moyens : manque de greers, de juges, de salles d’audience, etc. Qu’en pensez-vous ?

Béatrice Brugère: La question des moyens humains, matériels et technologiques est essentielle et nous sommes en augmentation constante depuis trois ans sur le budget de la justice ce qui est une excellente nouvelle. Mais nous réussirons à être au rendez-vous de la Justice civile comme pénale uniquement si nous sommes capables de moderniser notre organisation, de créer une véritable politique RH et de prioriser nos actions et nos méthodes à la fois, en simplifiant nos procédures et en remettant de la loyauté dans nos processus. La Justice a besoin d’un changement radical dans son administration et dans sa gestion, mais doit également se recentrer sur l’essentiel de sa mission et de l’intérêt général.

Comment rétablir une relation de confiance entre policiers et magistrats et ainsi opérer un réalignement des missions de chacun ?

Thibault de Montbrial: Le problème est avant tout fonctionnel et politique. Les actions menées par la justice sont le prolongement de celles menées par la police, et inversement. Cela passe par un changement de mentalité : la justice et la police ne sont pas des adversaires. Encore une fois, elles partagent la même finalité : protéger les Français, au service de l’Etat. Les forces de l’ordre sont des professionnels qui risquent leur vie pour protéger les citoyens et assurer la paix publique. Nos institutions doivent leur accorder un soutien inconditionnel, qui commence par la confiance.

Quels sont les défis opérationnels et administratifs les plus urgents à résoudre pour garantir une collaboration plus ecace entre la police et la justice ?

Béatrice Brugère: Il faut déjà que les deux Ministres soient sur les mêmes objectifs et la même vision de l’action policière et judiciaire en harmonisant leur organisation respective sur le territoire mais également en travaillant sur les défis