Par Aurélien Jean, membre du CRSI.
* Les propos évoqués à la présente production relèvent de l’entière responsabilité de l’auteur et n’engagent d’aucune manière une quelconque institution.
« Se fixant de grandes ambitions, l’Europe pourra faire entendre sa voix et défendre des valeurs fortes ». Cette phrase de Simone Veil, alors Présidente du parlement européen en 1979, trouverait tout aussi bien à s’appliquer pour le Parlement et la Commission que pour la CEDH (Cour européenne des Droits de l’Homme). En effet, bien plus que la CEE puis l’UE, la défense des droits humains a été un leitmotiv constant du Conseil de l’Europe (CoE) – voire sa seule raison d’être, son action en d’autres politiques étant bien moins prononcée que ce que les institutions de Bruxelles peuvent réaliser.
La CEDH est, à ce titre, une émanation directe du CoE (voir la note du CRSI sur cette instance) et a été créé en 1959 afin d’assurer le respect des dispositions de la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l’Homme et des libertés fondamentales (CESDHLF). Elle comporte 46 juges (un par EM) et son Président actuel est le français Mattias Guyomar, élu par ses pairs le 30 mai 2025. Un autre Français, René Cassin, en a été son premier président dans les années 1960. Si sa première session a eu lieu en 1959, son premier arrêt n’est rendu qu’en 1960 et elle ne siège en permanence que depuis 1998, à la suite d’une réforme ayant considérablement élargi les possibilités de sa saisie. Son siège, justement, inauguré dans les années 1990 se situe à Strasbourg ; capitale unique des instances du CoE – au contraire de l’UE – qui, il est vrai, a besoin de nettement plus de place et de personnel.
Mentionnons dès à présent il n’est pas rare de se « mélanger les pinceaux » entre le CoE et l’UE ; entre la CJUE, navire-amiral de la justice européenne, doté d’un portefeuille de compétences diversifié, et la CEDH, à la réputation variable selon le bord politique dans lequel on se situe. C’est précisément en raison de cette réputation fluctuante que de nombreux débats ont cours sur son utilité réelle et, surtout, sur les dispositions pratiques que ses arrêts engendrent. Il est ainsi devenu banal, dans certaines formations politiques, d’affirmer que la CEDH bride le législateur national, que ses juges sont activistes et qu’il vaudrait mieux quitter cette instance afin de « reprendre le contrôle » sur la jurisprudence s’appliquant à la Nation. Historiquement un discours britannique, un tel argumentaire se développe depuis déjà plusieurs années (sinon décennies) dans l’Hexagone – les diverses crises migratoires et d’intégration n’ayant, évidemment, rien arrangé. Mais qu’en est-il réellement ?
La présente note abordera d’abord la structure, les moyens et les méthodes de la CEDH dans l’exercice de ses missions courantes avant de s’attarder sur son poids réel et sur l’autorité – effective ou fantasmée – qu’elle incarne, parfois jusqu’à voir certains Etats-membres (EM) déclarer réfléchir à remettre tout simplement en cause leur participation.
I – La CEDH est l’instance la plus visible et la plus « politique » en matière de Droits de l’Homme
A – Une instance juridique dédiée à la défense des droits de l’Homme et saisissable sous conditions
La saisine
L’article 35 de la Convention européenne des droits de l’homme fixe les conditions de recevabilité d’un recours devant la Cour de Strasbourg. Le principe central est celui de l’épuisement des voies de recours internes : un requérant doit avoir utilisé l’ensemble des procédures disponibles dans son pays avant de s’adresser à la Cour. Cette exigence découle du caractère subsidiaire de la juridiction européenne, qui n’intervient qu’une fois les juridictions nationales saisies et mises en mesure de statuer. Seules les voies de recours accessibles, effectives et susceptibles de remédier à la violation alléguée sont prises en compte. La Cour a précisé que l’effectivité d’un recours s’apprécie non pas en théorie mais dans la pratique, et que le requérant n’est pas tenu d’exercer des recours manifestement inefficaces ou illusoires (Akdivar et autres c. Turquie, 1996). En cas de doute, c’est à l’État défendeur de démontrer que le recours interne invoqué est réellement disponible et de nature à apporter réparation. Par ailleurs, la Convention impose un délai de six mois à compter de la décision interne définitive pour introduire une requête.
Dans certaines circonstances, la CEDH peut être saisie en urgence pour demander des mesures provisoires, prévues par l’article 39 de son règlement Celles-ci ne sont ordonnées que de manière exceptionnelle, principalement lorsqu’il existe un risque immédiat de violation des droits protégés par les articles 2 et 3 de la Convention (droit à la vie et interdiction des traitements inhumains). Ces mesures visent généralement à suspendre un éloignement ou une expulsion, mais non à intervenir dans le déroulement habituel des procédures judiciaires nationales.
Un exemple récent illustre la portée de ces principes. Marine Le Pen, déclarée inéligible en France à la suite d’une condamnation pénale, avait demandé à la Cour européenne d’intervenir en urgence pour suspendre l’exécution de cette sanction. La CEDH a rejeté sa requête, estimant d’une part que le caractère imminent et irréparable du préjudice n’était pas démontré, et d’autre part que les voies de recours internes n’avaient pas encore été intégralement utilisées. Ce cas met en évidence la fonction de filtre de l’article 35 : la Cour ne se substitue pas aux juridictions nationales, mais intervient uniquement une fois celles-ci épuisées, ou lorsque les recours disponibles apparaissent dépourvus d’effectivité. Comme le dit d’ailleurs le Président de la CEDH lui-même : « [Il faut prendre en compte] le cadre de la responsabilité partagée entre les autorités nationales et la Cour qui, en vertu du principe de subsidiarité, intervient après épuisement des voies de recours internes et dans le respect des marges d’appréciation nationales. La Convention ne se substitue pas aux cadres juridiques nationaux. Elle s’applique avec eux sans imposer aucun modèle juridique uniforme. » Précisions ainsi que saisir la CEDH d’un recours recevable est tout sauf simple, et n’est en rien une porte ouverte à tous les problèmes ; ainsi qu’ont pu s’en rendre compte en juin 2025 une dizaine de migrants ayant échoué à faire condamner l’Italie pour un sauvetage ne relevant pas de sa juridiction.
L’interprétation de la base juridique
Contrairement à la CJUE, la CEDH ne peut s’appuyer sur un droit dérivé en évolution constante, précisé et agrandi chaque jour ou presque. L’UE développe son corpus juridique au-delà des seuls traités et enrichit son « acquis » principalement par des règlements, directives et autres décisions créatrices de droits adoptées par la Commission et les colégislateurs – sur un modèle quasi-national donc. A l’inverse, les travaux du CoE sont plus discrets, bien moins impératifs et ne peuvent constituer la même solidité juridique que les textes de l’Union. Ce faisant, la principale source de développements notables en matière de protection des droits fondamentaux est due à la jurisprudence de la CEDH. Comme le résume très bien Ioannis Sarmas : « Par un travail discret et évolutif, conduit pourtant d’une manière inventive et ferme, la Cour a littéralement transformé un texte qui en apparence consacrait seulement des droits de l’homme de tradition libérale, à un texte qui consacre aussi, en les soumettant aux mêmes garanties de protection que ces derniers, des droits sociaux fondamentaux ». Que l’on admire ou que l’on abhorre une telle démarche, la réalité est que la Cour de Strasbourg a interprété de manière souvent audacieuse des dispositions initialement peu pensées pour recouvrir un tel champ de droits. Ce faisant, elle n’a pas simplement tranché des litiges inter partes mais est allée plus loin en consacrant erga omnes un élargissement du panel des droits fondamentaux d’une part et de ce que ces derniers peuvent recouvrir d’autre part.
La clé pour comprendre un tel mouvement n’est pas à chercher nécessairement dans une quelconque démarche « activiste » motivée politiquement ; elle est surtout le reflet d’une approche téléologique poussée très loin. Souvent présentée pour qualifier des arrêts de la CJUE des premiers temps, cette approche est en fait mieux qu’ailleurs mise en œuvre par la CEDH. Elle consiste à interpréter le droit moins en fonction de ce qu’il dit textuellement que de la démarche globale à laquelle il aspire. En clair, la CESDHLF ne vise pas à la protection de droits illusoires ou théoriques, mais bien à leur déclinaison opérationnelle et applicable au quotidien. Plus que la consécration théorique, c’est la tangibilité et l’utilité immédiate qui est recherchée. Ici encore, laissons parler M. Sarmas : « Le droit au travail dans son aspect d’accès sans empêchement à une profession et des garanties contre le licenciement abusif avait été dégagé à partir de l’article 8 de la Convention sur le respect dû à la vie privée ; et dans son aspect de protection de la rémunération de travail à partir de l’article 1 du protocole additionnel ; le droit à l’éducation a été engendré par la combinaison de l’article 14 de la Convention et 2 de son premier protocole ; le droit à la santé a été formulé comme un impératif qui découle de l’article 8 de la Convention sur l’intégrité physique de la personne et de ses articles 2 et 3, qui garantissent le droit à la vie et proclament l’interdiction des traitements inhumains ; le droit à la sécurité sociale, dans ses aspects d’allocation de chômage, de pension de retraite ou autres avantages sociaux a pu être fondé soit sur l’article 1 du protocole additionnel soit sur une combinaison de cet article avec l’article de la Convention, qui interdit les discriminations ; enfin, un droit à l’assistance sociale pour les personnes vulnérables ou nécessiteuses est formulé sur la base des articles 2, 3 et 8 de la Convention, lesquels, selon la Cour, consacrent des droits de protection en cas d’extrême urgence pour la vie ou l’intégrité de la personne ». Pour un exemple récent, on se réfèrera à l’arrêt du 9 avril 2024 Verein KlimaSeniorinnen Schweiz/Suisse qui a tiré de l’article 8 de la CESDHLF une obligation d’action pour lutter contre le changement climatique.
Cette conception très large des droits protégés a été auto-renforcée par le dégagement d’obligations incombant aux EM – un instrument conceptuellement très puissant puisque déclinant de manière plus opérationnelle encore les droits sociaux (obligation d’assistance aux plus démunis par exemple). A l’inverse, la CJUE s’appuie davantage sur le droit dérivé – bien plus étoffé il est vrai – que sur le droit primaire, ce qui restreint (sous une certaine forme) la créativité juridique.
B – Une Cour au programme de travail chargé et aux moyens somme toute limités
Une activité soutenue, mais concentrée sur certains pays et certains objets
Des chiffres et des cas
A l’image de nombreuses instances judiciaires, la CEDH doit faire face à une forte activité. Quelques chiffres tirés de son rapport annuel d’activité pour l’année 2024 éclairent ce constat. Ainsi, l’an dernier, la Cour de Strasbourg a statué sur plus de 36 000 requêtes, avec un arrêt rendu sur plus de 10 800 d’entre-elles. A noter que le stock d’affaires pendantes est encore particulièrement élevé, avec plus de 60 000 affaires encore en attente de traitement. Pourtant, et malgré les apparences et l’impression d’un délai sans fin, le stock a diminué assez nettement : – 8100 requêtes en comparaison de 2023 et même – 14300 au regard de la situation fin 2022. A noter que l’examen d’une requête se différencie du prononcé d’un arrêt dessus : cela peut simplement vouloir signifier son irrecevabilité, et donc la notification au requérant que son cas n’ira pas plus loin que la vérification d’éligibilité par le greffe. C’est notamment le cas au regard de l’article 35 précédemment mentionné.
Ainsi, sur le total des requêtes jugées l’an dernier, 61,1% ont été classées comme irrecevables et moins de 30% ont fait l’objet d’un arrêt. Cela démontre tout à la fois que le justiciable européen se saisit des possibilités de saisine de la CEDH mais aussi que cette dernière adopte une approche restrictive de son office, refusant de sortir des règles de saisine assez strictes. A noter que 3% des requêtes ont fait l’objet d’un règlement amiable (soit 1164). Enfin, et assez logiquement au vu du flux d’affaires entrantes chaque année, près de 60% des requêtes introduites devant le juge des Droits de l’Homme attentent encore leur premier examen en chambre/comité. A l’inverse, moins de 1% sont en attente d’une action du Gouvernement de l’EM concerné.
Fait particulièrement illustratif de l’état des droits de l’Homme, du fonctionnement de la justice et des libertés diverses – au moins ressentis comme tels par les populations locales – sur le continent européen, 75% des requêtes proviennent de seulement cinq EM (Turquie, Russie, Ukraine, Roumanie, Grèce). Ces EM concentrent même 80% des requêtes prioritaires. Fait logique, bien que la Russie ait cessé d’être une « Haute Partie contractante à la Convention », toutes les affaires introduites contre elle avant son retrait sont valides. En revanche, plus aucune affaire ne peut être examinée en langue russe, pas plus que de nouvelles demandes de mesures provisoires introduites en cette langue. Concernant la France, en 2024, 32 arrêts ont été rendus à son encontre, dont plus de la moitié (17) ne constataient aucune violation de la CESDHLF. Pour les requêtes introduites, on en compte 0.11/10 000 habitants, trois fois moins que la moyenne des EM du CoE. Les micro-Etats (Monaco, Saint-Marin et Liechtenstein) affichant les taux les plus élevés en raison de leur faible population.
Des affaires en hausse soutenues depuis 1998
1998 marque une année-charnière dans l’histoire de la CEDH. Peu avant le tournant du millénaire, le protocole n°11 remplace un mécanisme existant depuis la création de la Cour, quarante ans auparavant. Là où, dans l’ancien système, la CEDH se voyait adjointe d’une commission des Droits de l’Homme filtrant les requêtes, le nouveau système supprime cette « barrière à l’entrée ». La conséquence est simple : tout le monde peut désormais saisir directement la CEDH. Cela a donc fortement augmenté le nombre de requêtes adressées au greffe de la Cour et, partant, le nombre d’irrecevabilités. Depuis, d’autres refontes ont eu lieu, comme en 2010 avec l’introduction d’un nouveau critère de recevabilité, en l’occurrence l’existence d’un « préjudice important » pour le requérant. Néanmoins, cela n’a pas suffi à tarir le flux de saisines dont fait l’objet la Cour de Strasbourg.
Pourtant, dès 2006, un rapport commandé à un magistrat anglais notait que la CEDH faisait face à une hausse très importante des affaires portées à sa connaissance et qu’en l’état de ses moyens elle ne pourrait rester à flot. Plusieurs recommandations avaient alors été émises à destination tant des requérants que des juges ou des EM. Si elles n’ont pas toutes été suivies d’effets, cela a néanmoins marqué une étape supplémentaire dans l’adaptation des méthodes de la CEDH pour traiter de la manière la plus qualitative possible les questions juridiques portées à sa connaissance – avec un focus particulier sur les graves questions de droit ou les situations « d’urgence » (urgence relative, car le temps judiciaire est difficilement compressible).
Ainsi, dans une optique de gain de temps et de concentration des moyens sur les questions de droit plus complexes, l’examen des requêtes peut se faire en juge unique ou en chambre à trois juges. Ce faisant, les ressources des chambres à sept juges sont mieux utilisées pour statuer sur des questions nouvelles et, souvent, particulièrement complexes. C’est un exemple de réforme qui montre que la CEDH ne vis pas en vase clos et est capable de se réformer en interne afin d’optimiser son processus de fonctionnement. La CEDH veut ainsi communiquer sur le fait qu’elle est consciente des attentes qui sont placées en elle et qui, bon an mal an, trouvent à s’exprimer au regard des arrêts qu’elle rend – bien que les délais de jugement soient toujours son problème principal. D’ailleurs, le Président de la CEDH, Matthias Guyomar, ne dit pas autre chose : « Les réformes de la Cour doivent se poursuivre afin que sa capacité annuelle de jugement, qui est de près de 40 000 affaires, lui permette de ne pas être submergée. Nous recueillons déjà le fruit de réformes mises en place afin de juger plus vite les affaires « à impact ». Mais il nous reste des progrès à faire, particulièrement en ce qui concerne les délais de jugement. […] Il faut que les gens comprennent ce que la Convention européenne des droits de l’homme apporte à l’Europe. La justice est rendue par des personnes humaines pour des personnes humaines ; il faut rendre visible cette dimension. »
Le propos de M. Guyomar n’est pas qu’un simple manifeste de défense de son institution, elle est la traduction d’une réalité tangible : les principaux motifs de condamnation reflètent des objets assez importants dans la conception des droits de l’Homme et du rôle que se donne la CEDH. Ainsi, en 2024, sur les affaires ayant donné lieu à un arrêt (donc qui sont recevables et pour lesquelles une violation a été constatée), 485 concernaient l’article 6 – droit à un procès équitable – et 465 l’article 5 – droit à la liberté et à la sûreté. Viennent ensuite l’article 3 (401 violations de l’interdiction de traitement inhumains) et 260 l’article 13 (260 violations du droit à un recours effectif).
Mentionnons ici que, dans son travail et comme n’importe quelle juridiction, la CEDH s’appuie sur son greffe pour les tâches de procédure et de communication entre les parties. Néanmoins, son mandat est plus large que celui de ses homologues de la CJUE puisque le greffe de Strasbourg a aussi en charge la gestion de la bibliothèque, la publication du recueil des décisions ou encore la fourniture de services linguistiques. Elle dispose aussi de pouvoirs en matière de communication, de ressources humaines ou de budget. C’est ainsi au sein du greffe que sont répartis la majorité des équipes linguistiques en charge de traiter les dossiers qui parviennent à la Cour. Ce faisant, le greffe est une forme d’ensemble unique qui administre le volet juridique de toute l’institution : loin de n’être qu’un simple service orienté « procédure », son champ d’action recouvre aussi le fond des affaires.
C – L’UE et la CEDH – ou l’histoire d’une adhésion a priori évidente mais risquée
L’UE et le CoE ont un certain nombre de points communs et d’influences réciproques – que nous n’allons pas tous rappeler ici. L’ensemble des EM de l’UE adhèrent notamment au CoE et sont tenus par un principe de coopération loyale. Pourtant, et malgré la relative logique du processus, l’UE en tant qu‘ensemble n’est toujours pas partie prenante à la Convention EDH – pas plus donc qu’à la CEDH. Cependant, cette adhésion est prévue dans les traités européens depuis Lisbonne en 2007 (art 6 § 2 TUE), mais n’a toujours pas été mise en œuvre. Prévue pour aller dans la logique des choses et de la préservation de l’Etat de droit sur le continent, l’intégration de l’UE à la CEDH aurait pour logique de renforcer la protection des droits fondamentaux en ne permettant plus seulement le contrôle du respect des obligations par les EM, mais également par les juridictions de l’UE. Elle pourrait être entendue dans les affaires portées devant la Cour et même y nommer un juge. En somme, une intégration en tant qu’organisation distincte des EM qui la composent : une première. Et c’est précisément là le problème selon la CJUE.
En effet, la Cour de Luxembourg a été saisie d’un avis juridique parallèle aux pourparlers lancés en 2010 ; et s’est opposée à ce que l’UE intègre la Convention, ne relevant pas moins de sept incompatibilités réelles ou hypothétiques. Pour n’en reprendre que quelques-unes, la CJUE a considéré qu’une telle démarche placerait de facto l’UE dans l’orbite d’un ordre juridique distinct, qui serait à même de pouvoir contrôler les actes des institutions de l’Union ainsi que ceux de ses juridictions. En clair : cela mettrait en danger l’autonomie du droit de l’UE, ce qui est complètement incompatible avec la volonté, établie par les traités, d’un droit européen indépendant et distinct de celui des EM. Ce faisant, la primauté du droit de l’UE sur les autres droits se verrait remise en question – qui plus est par une juridiction dont une petite moitié de juges ne proviennent pas d’un EM de l’UE. Plus encore, la CEDH aurait un pouvoir de contrôle asymétrique sur les actes de la PESC (politique étrangère et de sécurité commune), puisque c’est un domaine que les traités excluent en grande partie du champ de compétence de la CJUE. Pour toutes ces raisons, les juges du Kirchberg ont émis un avis négatif en 2014, bloquant le processus. Si des discussions ont bien été relancées en 2020, elles n’ont pour l’heure pas abouties. Le président de la CEDH, lui, se montre en tout cas ouvert, évoquant une « convergence » et une « étape plus que jamais nécessaire ». De son côté, la Commission se veut également optimiste et escompte envoyer un projet d’accord révisé pour avis à la CJUE dans les prochains mois.
Pour être complet, mentionnons que l’UE n’a pas de réelle urgence à intégrer la CEDH, en ce que les droits de l’Homme ne risquent pas d’être moins bien protégés dans l’ordre juridique de l’UE que dans celui du CoE. En effet, et dès 2000, l’UE a adopté la Charte des Droits Fondamentaux ; un texte qui ressemble beaucoup à la CESDHLF et qui a grosso modo pour but de garantir une protection des droits équivalente à celle mise en œuvre par la CEDH. En clair, que le juge de l’Union puisse lui aussi protéger avec des armes équivalentes les droits fondamentaux. Il est même possible de s’interroger sur qui protège le mieux, attendu que la CDF de l’UE comporte plus d’articles et, en étant agencée différemment, offre des standards de protection très élevés, régulièrement mobilisés dans les affaires portées devant son office.
II – Au-delà des fantasmes, quels pouvoirs et quelle influence réels du CoE et de la CEDH ?
A – La CEDH dispose d’une autorité morale mais de peu de moyens de contrainte
Comparaison croisée : l’effet sur la France et sur la Hongrie
Membres à la fois de l’Union européenne et du Conseil de l’Europe, la Hongrie et la France sont tenues au respect des droits fondamentaux sur deux plans juridiques. Cette double appartenance implique qu’elles doivent garantir une protection effective des personnes demandant l’asile, notamment en bannissant les expulsions collectives sans examen individuel conforme aux conventions internationales.
Pourtant, un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) rendu le 24 juin 2025 dans l’affaire H.Q. et autres c. Hongrie constate que les expulsions opérées par Budapest visaient des personnes en situation irrégulière ou avec permis expiré sans examen sérieux de leurs recours : deux Afghans et un Syrien ont été reconduits sans prise en compte de leur situation personnelle, en violation de l’article 4 du Protocole n° 4 (interdiction des expulsions collectives), de l’article 13 (droit à un recours effectif) et, pour deux d’entre eux, de l’article 3 de la Convention (interdiction des traitements inhumains ou dégradants). La procédure dite de « embassy procedure » — leur unique voie d’accès à la procédure d’asile via l’ambassade hongroise — a été jugée insuffisamment encadrée. La Cour a enjoint la Hongrie d’adopter des mesures immédiates pour prévenir de nouveaux refoulements collectifs et garantir un accès réel à la protection internationale. Néanmoins, elle souligne aussi que cette action juridique n’est pas la première contre la Hongrie, la CEDH ayant déjà jugé le mécanisme contraire aux droits fondamentaux – tout comme la CJUE, qui l’a jugé assez logiquement contraire au droit de l’Union. Ce faisant, la répétition des procédures sur des sujets connexes illustre toute la limite des arrêts de la CEDH dans leur effectivité pratique : contrairement à l’UE, elle ne dispose pas d’instruments plus puissants que la volonté des Etats et du Comité des ministres afin de faire respecter la force de ses arrêts.
En France, la CEDH est plutôt souvent suivie dans ses arrêts, conduisant à des changements notables. Si l’on se focalise sur la sécurité intérieure, le droit pénal et la sauvegarde concomitante des droits humains, plusieurs changements sont intervenus suite à une condamnation de la France par les juges de Strasbourg – qu’on l’applaudisse ou qu’on le déplore. Par exemple, un encadrement plus strict des écoutes téléphoniques (arrêts Kruslin et Huvig du 24 avril 1990) ou bien la suppression de certaines pratiques pour les gardés à vue (mise à nu). Il est toutefois utile de rappeler ici que Paris ne s’est pas abandonné corps et âme en ratifiant la CESDHLF en 1974 (24 ans après la signature !). L’acceptation s’est faite sous certaines réserves, comme celles qui protégeait l’alors monopole de l’ORTF ou bien les pouvoirs spéciaux du président de la République prévus à l’article 16 de la Constitution. D’ailleurs, le contexte des années 1950 ne se prêtait guère à la ratification d’un tel texte – ne serait-ce qu’au vu des pratiques anti-insurrectionnelles de la guerre d’Algérie. Cette adhésion a, plus que par idéologie, été surtout le fruit d’un arbitrage calculé entre le symbole affiché pour les droits humains et la réalité des obligations qui incombaient dès lors.
Le respect des arrêts de la CEDH comme facteur de différentiation politique : Ukraine VS Russie
La Russie, qui a cessé d’être partie à la Convention européenne des droits de l’homme en septembre 2022, demeure néanmoins tenue responsable des violations commises avant son retrait. C’est dans ce cadre que la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a rendu, le 9 juillet 2025, un arrêt majeur concernant la destruction du vol MH17 et le conflit dans l’est de l’Ukraine (Ukraine et Pays-Bas / Russie, requêtes 8019/16, 43800/14, 28525/20 et 11055/22). Elle y constate de multiples violations « flagrantes et généralisées » de la Convention, retenant la responsabilité de Moscou non seulement dans l’abattage de l’avion civil malaisien en juillet 2014, mais aussi dans une série d’exactions commises dans les zones sous contrôle des forces séparatistes prorusses.
L’arrêt souligne que la Russie a exercé un contrôle effectif sur les territoires de Donetsk et Louhansk et qu’à ce titre, elle doit répondre des actes commis : exécutions sommaires de civils et de militaires ukrainiens hors de combat, actes de torture, déplacements forcés de populations, destructions de biens, pillages et expropriations. Ces pratiques ont été jugées contraires à plusieurs articles de la Convention, notamment l’article 2 (droit à la vie), l’article 3 (interdiction de la torture et des traitements inhumains ou dégradants) et l’article 1 du Protocole n° 1 (protection de la propriété). La Cour a également mis en évidence le défaut d’enquêtes effectives de la part des autorités russes.
M. Guyomar a ainsi qualifié l’attitude russe de « menace pour la paix en Europe », rappelant l’importance de cet arrêt, même contre un État membre sortant. Pourtant, cette condamnation illustre la limite actuelle du système conventionnel : Moscou, qui ne reconnaît plus l’autorité contraignante de la CEDH, a indiqué qu’elle ne donnerait aucune suite à la décision. À l’inverse de pays comme l’Ukraine, qui mettent en avant le respect des arrêts pour affirmer leur crédibilité démocratique et leur attachement à l’État de droit, la Russie apparaît ici comme un cas emblématique d’indifférence aux mécanismes européens de protection des droits fondamentaux – sans que le CoE ne puisse faire quelque-chose pour la contraindre à agir autrement.
Cet arrêt rappelle en creux l’ampleur des violations documentées en Ukraine et met en lumière le contraste entre des États qui cherchent à se distinguer par la conformité aux standards européens et ceux qui, comme la Russie ou parfois la Turquie, accumulent les condamnations sans réelle mise en œuvre. Il est d’ailleurs intéressant de noter qu’au sein du greffe de la CEDH, les équipes linguistiques de ces deux pays comptent parmi les plus importantes – reflet du nombre de recours introduits.
B – La CEDH : un irritant politique menacé ?
Le coup de semonce : la volonté de diluer les « pouvoirs » de la CEDH
Le 22 mai 2025, le Danemark et l’Italie, soutenus par sept autres pays membres de l’UE, ont appelé à une réforme de la Cour européenne des droits de l’homme. Ils demandent un débat sur l’interprétation de la Convention européenne des droits de l’homme concernant les questions de migration. Dans une déclaration commune, ces pays affirment que l’immigration irrégulière a significativement contribué à l’immigration en Europe, avec des résultats variés en termes d’intégration et de respect des valeurs européennes. Ces pays sont d’ailleurs à l’avant-garde d’un durcissement des règles migratoires de l’UE.
Ils estiment ainsi nécessaire de s’interroger pour savoir si la Cour n’est pas allée « trop loin » dans sa lecture de la Convention, suggérant que certaines interprétations ont étendu son champ d’application au-delà des intentions initiales – limitant concomitamment la capacité des États à prendre des décisions politiques. Ils citent des affaires d’expulsions de ressortissants étrangers criminels où l’interprétation de la Convention a, selon eux, protégé indûment certains individus et limité la capacité des EM à effectuer des expulsions. Critiquée sans surprise par les ONG de défense des droits de l’Homme et des migrants ainsi que par de nombreux euro-députés, cette lettre s’inscrit toutefois dans un contexte européen particulier, marqué par un durcissement des politiques migratoires, tant par les EM que dans les projets des instances de l’UE. A ce titre, les arrêts de la CEDH sur l’immigration peuvent être interprétés comme un irritant pour certains gouvernements, en ce qu’ils pourraient menacer les différents projets à l’étude dans les capitales du continent. Plus que la CEDH, on peut se demander si ce n’est pas l’intégralité du CoE et de ses organes qui est en réalité visée par la lettre – la Cour n’en représentant que l’émanation la plus visible. En effet, le rapport du Commissaire aux droits de l’Homme sur les projets d’externalisation des migrations en discussion à l’UE va, lui aussi et de manière plus franche encore, à l’encontre de la position des Etats signataires.
Alain Berset – Secrétaire général du CoE – a répondu dès le 23 mai 2025 à cette lettre. Dans son propos, il reconnaît la complexité des défis auxquels les États sont confrontés, notamment en matière d’immigration et de sécurité, mais souligne que la Cour européenne des droits de l’homme est une institution créée par les États eux-mêmes, chargée de veiller au respect d’une Convention librement signée et ratifiée Il insiste sur le fait que toute remise en cause de la Convention ou de la Cour fragiliserait un système qui, depuis 70 ans, garantit une protection commune des droits fondamentaux à plus de 700 millions de personnes. Précision subsidiaire, il alerte contre le risque de politiser la CEDH alors que le pouvoir judiciaire doit, conceptuellement, rester indépendant et à l’abri de pressions extérieures.
Enfin, mentionnons l’avis du juge Guyomar lors de sa prise de fonctions. Interrogé sur cette initiative, il a voulu objectiver le débat en rappelant que « sur environ 407 000 affaires jugées depuis 2016, toutes matières et tous États confondus, la Cour n’a constaté des violations des droits humains que dans moins de trois cents requêtes liées à la question de l’immigration ». Il estime en outre que la CEDH doit vivre avec son temps et ne peut se reposer sur l’interprétation juridique qui avait cours en 1950. Avec l’évolution des affaires modernes, le raisonnement juridique doit s’interpréter précisément pour faire vivre l’esprit initial de la Convention : « Le contexte actuel est marqué par les crises, notamment climatique et migratoire, ainsi que par le retour de la guerre en Europe. Le juge européen serait hors sol s’il tranchait les litiges qui lui sont soumis sans en tenir compte ». En bref, il s’agit d’une réaction intellectuellement compréhensible pour le Président d’une institution cherchant à vivre avec son temps et, peut-être surtout, à défendre les prérogatives de sa juridiction alors que celles-ci sont déjà amoindries par la défiance ouverte de certains Etats parties.
L’acte technique mais concret : la nomination des juges
Il est devenu un quasi-lieu commun de considérer que la justice, particulièrement aux strates européennes ne se rend pas selon le droit mais selon les appétences politiques de la formation de jugement. Il est certain que des arrêts ont pu voir advenir une forme de créativité juridique ayant conduit à une interprétation extensive (audacieuse ?) du droit. Les débuts de la construction européenne en sont remplis. En projeter une règle générale semble en revanche exagéré. Pour autant, la question de la nomination des juges dans les cours supranationales parait de plus en plus étudiée, impliquant conceptuellement un meilleur « contrôle » par les EM de l’orientation idéologique de la Cour. S’il ne s’agit pas de superviser directement le travail des juges (indépendance faisant), cela consiste à s’assurer que les positions de la personne nommée ne la conduiront pas à interpréter le droit selon des orientations qui se placeraient en porte-à-faux avec celles de l’Etat de nomination. Par conséquent, et avec un certain nombre d’EM raisonnant du même, on aboutirait à une CEDH plus « docile » et moins contraignante sur les marges d’action des EM dans certaines matières.
C’est exactement ce qu’a demandé le gouvernement belge à l’ancien Président de sa Cour Constitutionnelle, Marc Bossuyt. D’après le média Euractiv, le magistrat a fourni une note au Premier ministre conservateur Bart de Wever l’invitant à scruter plus attentivement qui la Belgique nommera aux postes de juges à la CEDH et à la CJUE ; et ce afin de ne pas faire entrer de juges « militants » (et donc favoriser une certaine retenue). Le prisme retenu consiste à estimer que la Cour de Strasbourg est allée trop loin dans la protection des individus au détriment de la sécurité nationale. Au passage, il estime que les tribunaux nationaux ont aussi leur part de responsabilité en refusant les transferts vers les Etats-tiers – influencés par une interprétation maximaliste de l’article 3 de la Convention EDH. Ce dernier, stricto sensu, traite de l’interdiction de la torture et non de l’accueil décent des demandeurs d’asile expulsés. Néanmoins, il est aussi précisé dans le document que cette méthode ne saurait suffire à elle seule et ne pourra remplacer une stratégie plus active des EM pour modifier les textes qui leur posent problème. Il est en effet délicat politiquement et symboliquement d’influencer directement la jurisprudence.
« L’arme nucléaire » de la sortie de la CEDH – un débat irréfléchi ?
La sortie de la CEDH (et, partant du Conseil de l’Europe) est un sujet qui revient assez régulièrement dans le débat politique national. Toutefois, cela n’a rien de typiquement français, et les britanniques sont d’ailleurs assez coutumiers quant au fait de s’interroger – sinon sur leur maintien dans cette organisation – au moins sur les diverses voies pour arriver à une interprétation plus conforme à leurs vues (article 3 et article 8 de la CESDHLF en matière migratoire notamment). David Cameron himself s’est posé en partisan d’une telle solution. En France aussi, le débat est vocal. Sans prôner de mesures trop radicales à son encontre, des responsables de partis de Gouvernement se sont parfois mis en porte-à-faux avec des prescriptions de la CEDH, récusant la portée et le dispositif de certains de ses arrêts (mères porteuses, syndicalisme militaire, etc.). Néanmoins, et contrairement à d’autres formations plus vocales – souvent situées à droite et à la droite de la droite de l’échiquier politique – il n’est nullement question de sortie.
Précisons d’emblée qu’une sortie de la CEDH implique également une sortie du CoE, en ce que se maintenir au Conseil de l’Europe n’a pas de sens si l’on refuse la jurisprudence de la Cour de Strasbourg – puisque le Comité des ministres est précisément chargé du suivi de l’exécution des arrêts.
La principale motivation est la quête d’une « souveraineté » renouvelée, en ce que la CEDH imposerait une lecture juridique des choses qui serait incompatible avec l’organisation sociale voire politique des EM, et singulièrement de la France. En corollaire, c’est avant tout un refus du supra-nationalisme qui peut se lire, a fortiori quand celui-ci n’est basé que sur des considérants humains, et non sur des assises économiques sérieuses. Toutefois, une sortie de la CEDH et du CoE – bien que potentiellement porteuse électoralement – ne changerait pas grand-chose aux problèmes identifiés, et pourrait même se révéler contre-productive sur certains aspects.
- D’abord, la France ne gagnerait pas davantage de marge de manœuvre juridique. Rappelons que si Paris adhère à la CEDH, elle est aussi partie prenante à l’UE – et donc soumise à la jurisprudence de Luxembourg, qui dispose de moyens autrement plus coercitifs. Ainsi, et attendu que l’UE n’a pas intégré le CoE, la Charte des Droits Fondamentaux de 2000 continuera de s’appliquer en France ; donnant à la CJUE la possibilité de condamner l’Hexagone en vertu de ce texte le cas échéant ; sortie de la CEDH ou non. Comme les dispositions de la CDF reprennent voire vont plus loin que celles de la CESDHLF en certaines matières, l’effet pratique serait vraisemblablement nul.
- Ensuite, le symbole ne serait pas à l’avantage de la France et de sa diplomatie. Pour un pays qui s’est construit sur l’esprit de 1789 et des libertés issues des Lumières, le contrecoup ne servirait pas les ambitions et le discours prônés sur la scène internationale. Ce faisant, ce serait une remise en question assez nette de la cohérence diplomatique voulue par la France à l’international depuis au moins plusieurs décennies. Cela ne veut pas dire que c’est intrinsèquement mal, mais être frivole dans ses positions tenues en affaires étrangères est difficilement facteur de crédibilité – et Paris l’a appris à ses dépens sur les théâtres syrien et iranien.
- N’oublions pas aussi que les arrêts de la CEDH dépendent avant tout du bon vouloir des EM à les mettre en œuvre et que les conséquences à une non-exécution sont de facto nulles. Un arrêt gênant pourrait trouver à ne pas être mis en applications sans avoir besoin de renverser la table – et ce faisant compromettre le règlement d’autres cas bien plus préoccupants et qui doivent dans tous les cas être traités, CEDH ou non. Ainsi, lorsque la France est condamnée pour des délais de traitement des affaires trop longs par exemple, c’est moins la faute de l’interprétation des juges supranationaux que celle d’un système judiciaire sous-financé et incapable de juger en des temps corrects des affaires.
- Dans cette lignée, il est bon de rappeler que la CEDH sait restreindre son contrôle et adopter des positions plus conciliantes sur des thématiques dont elle déduit du contexte national qu’elles revêtent une particulière importance. Ainsi en est-il en France de la question de la laïcité et du port du voile intégral en public. Une femme contestant la loi de 2010 sur l’interdiction de la dissimulation du visage dans l’espace public s’est vue déboutée par la Cour de Strasbourg, notamment au motif que les exigences du Gouvernement en matière de sécurité étaient fondées et qu’il n’y avait aucune discrimination (arrêt SAS/France, 2014). Reconnaissant que la question du voile constitue « un choix de société », le juge en déduit qu’il y a lieu « d’accorder une importance particulière au rôle du décideur national ». La CEDH sait donc se poser des limites.
En outre, et peut-être de manière plus cynique, une sortie de la CEDH et du CoE impliquerait le départ de ces institutions du sol français. Ce sont donc plusieurs milliers d’agents – et leurs familles – qui quitteraient le sol français pour s’installer ailleurs. En effet, rien n’indique qu’un hypothétique départ de la France conduirait à l’effondrement de l’organisation – loin s’en faut – et de nombreux autres pays seraient ravis d’accueillir ce surcroît de pouvoir d’achat pour leur économie locale. Considérons à ce propos les candidatures acharnées de plusieurs villes de l’UE pour récupérer les sièges des agences européennes localisées au RU après le Brexit. Dans le contexte économique actuel, quelle ville française peut se permettre de perdre d’un coup des milliers d’habitants et de consommateurs locaux ?
Enfin, il importe de rappeler que la place d’un Etat dans le monde se jauge aussi, voire surtout, sur ces mêmes symboles. Quelle serait la place d’une France qui sort d’une organisation dont elle abrite le siège ? Il n’est pas dit qu’elle soit renforcée. Plus encore, quid de la place du français comme langue co-officielle ? Il n’est un secret pour personne que l’anglais gagne du terrain de manière ininterrompue depuis des décennies déjà. L’emploi du français est avant tout un héritage de l’histoire, au CoE comme à l’ONU d’ailleurs. Se retirer d’une instance qui, au moins officiellement, est bilingue affaiblirait d’autant plus la présence internationale de la langue de Molière et ne serait sans doute pas un incitant à son emploi dans d’autres cénacles (notamment à l’UE, où son utilisation est déjà bien moindre que celle de l’anglais, CJUE exceptée).
En conclusion
Le rôle de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) dans le paysage politique et juridique européen – tout comme celui du Conseil de l’Europe (CoE) d’ailleurs – est souvent sujet à débat. Certains pourraient s’interroger sur l’utilité concrète de ces institutions, notamment en raison de leurs moyens et actions limités par rapport à d’autres organisations internationales comme l’Union européenne (UE). Cependant, il est essentiel de reconnaître que la CEDH joue un rôle dans la mise en lumière de questions qui pourraient autrement passer inaperçues face aux priorités nationales du quotidien.
Institution au combien critiquée et accusée de tous les maux, la CEDH n’a, en effet, rien fait pour contrecarrer l’image d’une juridiction audacieuse, interprétant le droit parfois au-delà de ce qu’il pouvait bien vouloir dire (a minima à l’époque où les textes ont été rédigés). Ce faisant, une partie de la critique adressée est fondée et, dans une acception souverainiste, la jurisprudence de Strasbourg peut se retrouver en porte-à-faux avec les positions politiques et les textes votés par le Parlement. Le tout, nourrissant un foyer de mécontentement à l’encontre d’une Cour dont la remise en cause des prérogatives est à l’agenda d’un nombre croissant d’EM. De là à imaginer une adhésion de l’UE au CoE et un contrôle de la CEDH sur ses actes, de l’eau aura le temps de couler sous les ponts enjambant l’Ill. Illustration s’il en est de l’évolution du paysage politique européen des années 2020.
Faut-il pour autant tout laisser tomber et quitter cette instance ? Plus que tout autre pays du CoE, la France n’aurait que peu d’intérêt à une telle extrémité. Si le départ du commandement intégré de l’OTAN, dans un geste gaullien en 1966, pouvait se concevoir sur l’autel de la souveraineté de la défense nationale et de la force de frappe, sur quelle base se fonderait un départ de la CEDH ? La reprise en main des flux migratoires et de certaines politiques de sécurité intérieure est naturellement louable, mais rien n’empêche en pratique leur implémentation dans le cadre actuel de la Cour des Droits de l’Homme. C’est avant tout au politique de décider, sans mauvaise foi ni excuses détournées. Position sans doute provocante mais non dénuée de pertinence si l’on considère que Paris resterait membre d’une UE qui dispose de son propre schéma de protection des droits et libertés. Plus cyniquement encore, où irait l’instance ? – elle ne resterait certainement pas à Strasbourg, engendrant un certain déclassement de la capitale alsacienne au profit d’autres villes ; et affaiblissant en conséquence la posture tricolore à l’international en général et à l’UE en particulier. Il n’est un secret pour personne que le Parlement européen aimerait bien rationaliser ses possessions à Bruxelles, et qu’il en a toujours été empêché avec constance par la France. Que le CoE et la CEDH quittent Strasbourg et cela remettrait à coup sûr une pièce dans la machine.