
La souveraineté alimentaire
Par Céline Imart, députée européenne, vice-présidente des Républicains, et agricultrice dans le Tarn
Notre souveraineté alimentaire n’est pas un acquis. Pendant des décennies, la France s’est affirmée comme une puissance agricole et alimentaire autosuffisante : capable de produire en quantité ce dont elle avait besoin, d’éviter les pénuries, d’assurer un revenu digne à ses agriculteurs et de garantir une alimentation de qualité à ses citoyens. Ces objectifs constituaient le socle de notre indépendance alimentaire, structurée notamment par la politique agricole commune (PAC). Mais cette réalité appartient désormais au passé. Les récentes crises d’approvisionnement et l’envolée des prix alimentaires, provoquées par la pandémie de Covid-19 ou encore la guerre en Ukraine, ont mis en lumière un déclassement agricole que nous avions anticipé depuis des années.
Les chiffres sont implacables :
- Près de 100 000 exploitations agricoles ont disparu entre 2010 et 2020.
- Le cheptel bovin se décompose à vue d’œil : la France a perdu 1 million de vaches entre 2016 et 2024
- 1 % des fruits consommés, 36% de la viande de volaille et 28 % des légumes sont importés ;
- En excluant les vins et spiritueux, la balance commerciale agroalimentaire de la France est déficitaire. En 2024, les importations de denrées alimentaires ont atteint près de 60 milliards d’euros, soit deux fois plus qu’en 2000.
Ce constat alarmant repose sur deux dérives majeures : le sacrifice de la souveraineté alimentaire sur l’autel de la sécurité de l’approvisionnement et l’application dogmatique d’un verdissement punitif des politiques agricoles.
Plutôt que de maintenir la maîtrise de la production sur notre sol, les responsables politiques ont choisi de s’en remettre aux importations, plus compétitives. Cette logique vaut aussi pour les intrants agricoles, notamment les engrais, dont la production a été en partie délocalisée. Une vision purement comptable, fondée sur les flux, qui, par nature, n’anticipent pas les déséquilibres systémiques révélés par les chocs récents. Depuis la fin de la guerre froide et l’avènement de l’OMC, les accords de libre-échange se sont multipliés. Dans chacun d’eux, l’agriculture est systématiquement utilisée comme variable d’ajustement. L’accord UE-Mercosur, récemment signé par la Commission européenne, en est un symbole éclatant. Il acte une libéralisation massive des marchés agricoles européens au bénéfice de productions qui ne respectent pas nos standards sanitaires, environnementaux ou sociaux. Certes, la France et l’Europe ne peuvent pas tout produire. Mais ouvrir aussi largement nos marchés, y compris sur des produits emblématiques, relève d’une imprudence stratégique majeure. Elle engendre une dépendance accrue à des circuits mondiaux fragiles, dans un contexte de tensions géopolitiques croissantes.
En parallèle de cette ouverture tous azimuts, un verdissement à marche forcée s’est imposé au cours des dernières années notamment avec la stratégie « De la ferme à la table » (Farm to Fork). Cette stratégie de la Commission européenne publiée en 2021 était le symbole d’une politique environnementale déconnectée des réalités et aurait conduit à produire moins, à importer davantage, et à faire grimper les prix. Cette vision reste prégnante : l’agriculture est perçue comme un pollueur qu’il faudrait contraindre, plutôt qu’un levier de solutions à accompagner. Ce discours se traduit par une inflation réglementaire sans précédent. Les normes s’empilent, les contraintes s’alourdissent, les marges se réduisent. De nombreux agriculteurs jettent l’éponge. Les solutions phytosanitaires contre les ravageurs sont de moins en moins nombreuses également, laissant les agriculteurs sans solution pour protéger leurs cultures. Le tout est alimenté par un climat d’hostilité permanente, entretenu par des ONG radicales qui, sur les réseaux sociaux ou dans les médias, sapent la légitimité du secteur productif. Ce harcèlement idéologique entretient un véritable mal-être dans le monde agricole
Ce discours dual relève de la schizophrénie politique : exiger des efforts environnementaux toujours plus élevés tout en exposant les agriculteurs à une concurrence mondiale déloyale. Cette double doctrine commerciale et environnementale repose sur une erreur fondamentale : considérer l’agriculture comme un secteur économique comme un autre. Or, elle ne l’est pas. Elle est encore majoritairement détenue par un capital familial, opérant sur de petites structures foncières. Elle ne peut pas investir massivement dans la décarbonation avec les mêmes leviers qu’un grand groupe industriel.
Ceux qui imposent un tel agenda politique à nos agriculteurs oublient trop souvent que l’agriculture rend pourtant des services essentiels. Elle modèle les paysages français, façonnés par des siècles de pratique agricole : bocages normands, plaines de la Beauce, vignobles du Rhône…Elle fait vivre des territoires entiers, dans des zones souvent fragiles, où l’activité agricole est irremplaçable. Elle contribue aussi à notre autonomie énergétique via la production de biomasse. Enfin, elle maintient des savoir-faire, des traditions, des produits d’exception qui font rayonner la gastronomie française.
Pour préserver ce patrimoine inestimable et partir à la reconquête de notre souveraineté alimentaire, des solutions existent :
- Rompre avec la logique d’une agriculture sacrifiée dans les accords commerciaux. Le commerce n’est pas le problème en soi, mais l’ouverture ne peut être à sens unique et l’agriculture la seule monnaie d’échange.
- En finir avec les politiques environnementales déconnectées des réalités économiques telles que prônées récemment par Sandrine Rousseau.
- Refaire confiance à l’innovation : les nouvelles techniques génomiques, les biotechnologies, les outils de précision sont indispensables pour augmenter la productivité et baisser la pénibilité.
- Lancer une politique ambitieuse en matière de gestion quantitative de l’eau, qui devra être l’une des pierres angulaires des politiques agricoles des prochaines années.
- Alléger drastiquement la charge administrative. Selon un rapport du Sénat de 2024, la charge administrative des règles européennes représente un coût de 150 milliards d’euros par an.
- Soutenir les circuits courts et l’origine des produits. L’étiquetage obligatoire de l’origine pour tous les aliments transformés doit devenir une norme européenne.
Enfin, rappelons une évidence : la souveraineté alimentaire repose essentiellement sur une PAC forte. Elle est le socle historique de notre indépendance agricole, la plus ancienne des politiques européennes. Mais sa part dans le budget européen a fondu, passant de 75 % à un tiers. Pire, le 16 juillet 2025, la Commission a annoncé son projet de futur cadre financier pluriannuel. Jusqu’ici, la PAC disposait d’un budget européen stable sur 7 ans, avec une enveloppe fixe par État membre – 386 milliards d’euros au total, dont 9,4 milliards par an pour la France. Mais désormais, la Commission propose d’intégrer la PAC dans un grand fonds national, géré par chaque État via un plan unique, supprimant ses deux piliers. L’ambition d’une politique commune s’efface au profit d’une approche fragmentée, État membre par État membre, faisant le deuil d’une politique intégrée. Sur les 865 milliards d’euros dédiés à ce fonds, 300 milliards seraient « réservés » à l’agriculture. Cela équivaut à une baisse d’environ 20 % du budget PAC par rapport à la programmation actuelle, sans compter l’impact de l’inflation.
Ce basculement est lourd de conséquences : la PAC représente en moyenne 40 % du revenu des agriculteurs européens. Supprimer cette politique, c’est semer l’incertitude dans tout le secteur agricole. La PAC n’est pas un vestige du passé, mais un levier d’avenir pour une agriculture productive et souveraine. Les négociations qui s’annoncent seront déterminantes.
Dans un monde de plus en plus instable, les grandes puissances ont compris que l’alimentation était une arme stratégique. Les États-Unis subventionnent massivement leur agriculture : le Farm Bill aurait injecté près de 800 milliards de dollars entre 2019-2022 au lieu des 424 Milliards prévus initialement. La Chine augmente massivement ses stocks de matières premières, en particulier agricoles. La Russie utilise les céréales et ses engrais comme un levier d’influence. Il est encore temps d’éviter l’effondrement silencieux de notre souveraineté alimentaire. Cela exige une rupture nette avec les logiques qui ont affaibli notre appareil productif : des choix commerciaux déséquilibrés, une transition écologique punitive, un abandon progressif de la PAC. Redonner aux agriculteurs les moyens de produire, c’est garantir à nos citoyens une alimentation sûre, de qualité, et accessible. Elle n’est pas un slogan. Elle est une condition d’existence pour une France forte, dans une Europe forte.