La stratégie des Frères musulmans en Europe

La stratégie des Frères musulmans en Europe
8 novembre 2023 pierre

Depuis les massacres de civils israéliens commis par le Hamas le 7 octobre 2023, les Frères musulmans sont sur toutes les lèvres

Depuis les massacres de civils israéliens commis par le Hamas le 7 octobre 2023, les Frères musulmans sont sur toutes les lèvres. Le Hamas, organisation terroriste islamiste, est en effet issue de cette Confrérie sunnite. Le 16 octobre, le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, a affirmé que le footballeur Karim Benzema était « en lien » avec les Frères musulmans. Ce dernier, installé en Arabie Saoudite, a créé la polémique en apportant son soutien aux habitants de Gaza, « victimes une fois de plus de ces bombardements injustes qui épargnent ni femmes ni enfants », sans par ailleurs dénoncer les actes terroristes du Hamas.

Qu’est-ce que les Frères musulmans ?

Le 28 juillet 2007, dans une vidéo intitulée “Islam Muslims will conquer and rule Europe ”, Youssouf Al-Qaradawi, tête pensante des Frères musulmans et Président du Conseil européen de la fatwa et de la recherche (CEFR), déclarait que « la conquête de Rome, la conquête de l’Italie et de l’Europe, signifie que l’islam reviendra une nouvelle fois en Europe. Est-ce que cela veut dire que cette conquête se fera par la guerre ? Non, ce n’est pas nécessaire. Il y a une conquête pacifique, et la conquête pacifique est un des principes de cette religion. Je prévois que l’islam reviendra en Europe sans le recours à l’épée. Cela se fera par la prédication et les idées. » En 1928 quatre ans après l’abolition du califat ottoman, dans une Egypte “dé-islamisée” par le protectorat britannique, Hassan Al-Banna, grand-père de Tariq Ramadan, décide de créer près du Caire une organisation sociale, la Société des Frères musulmans. Elle vise à contrer l’influence occidentale perçue comme une menace pour l’islam et de rétablir un État islamique.

Il conçoit la Confrérie comme une sorte de Califat virtuel, dont la devise est : “Allah est notre but, le prophète notre guide, le coran notre constitution, le djihad notre voie, le martyre notre plus grande espérance ”. Pendant vingt ans, l’organisation va à la fois soutenir la lutte armée tout en la condamnant, s’immiscer dans la politique au Moyen-Orient. Elle est dissoute plusieurs fois par le Pouvoir Egyptien (1948, 1954). Pourchassés, les Frères musulmans finissent par s’implanter en Europe dans les années 1960, terre jugée plus clémente et accueillante que leur terre natale.

Stratégies et modes d’actions

Si leur idéologie est totalitaire, les Frères musulmans sont pragmatiques et patients. Leur stratégie s’inspire des procédés de l’hégémonie culturelle chers à Antonio Gramsci : pour contrôler une société dans son ensemble il faut d’abord subvertir la culture (la société civile) afin d’obtenir le contrôle de la société politique. Ils analysent les faiblesses des sociétés, recherchent les contradictions internes et les utilisent pour faire progresser leur projet : pauvreté de certaines communautés musulmanes, juridisme des droits de l’Homme, tolérance des sociétés occidentales, déchristianisation des populations… Dans ce cadre, le recours au double discours est presque permanent : victimisation, dénonciation d’une prétendue islamophobie, etc. La diffusion de leur soft power passe par l’utilisation de puissants relais d’opinion plus ou moins acquis à leur cause, tels que des hommes politiques, des intellectuels, des influenceurs, des sportifs. Ce qui permet d’obtenir sympathie et respectabilité aux yeux de décideurs politiques occidentaux ne connaissant en général que peu ou pas du tout l’islam et l’islamisme. La stratégie des Frères musulmans en Europe s’inscrit sur le long terme. Ils misent davantage sur le combat culturel, le social, et la démographie que sur le djihad armé. Ils s’appuient sur l’éducation (islamiser la base), les actions sociales (gagner les cœurs), l’activisme politique et judiciaire (pérenniser leur présence et se rendre indispensable), la victimisation au travers de l’islamophobie (les coupeurs de têtes/les coupeurs de langues) et la collecte de fonds (UE, ONG, etc.). Ces modes d’actions s’inscrivent pleinement dans le Frérisme, que Florence Bergeaud-Blackler, auteure du Frérisme et ses réseaux (Odile Jacob, février 2023), décrit comme un « système d’action » qui « a pour mission de conduire toutes les tendances religieuses djihadistes, salafistes orthopraxiques et modernistes vers l’accomplissement de la prophétie califale. C’est un dispositif stratégique dont l’unique but est de mettre en marche, guider, encadrer le “mouvement islamique ” vers la société islamique mondiale et universelle, qui est pour lui le seul futur possible ».

Florence Bergeaud-Blackler : « Le religieux est un impensé pour les dirigeants t bon nombre d’intellectuels occidentaux », Membre du comité Stratégique du CRSI et auteure du livre Le Frérisme et ses réseaux (Odile Jacob, février 2023)

Comment ont réagi les réseaux Fréristes en Europe à la suite des massacres perpétrés en Israël par le Hamas le 7 octobre dernier ?

Les Frères musulmans, canal historique, à savoir “Musulmans de France ”, restent prudents et font profil bas. En effet, la branche légaliste, à la différence des qutbistes (Sayyid El-Qutb) qui privilégient le djihad armé, évite d’être trop exposé politiquement par crainte de répercussions sur leurs activités. Ce qui n’exclut pas de timides appels à la paix teintés d’anti-sionisme. A noter que depuis l’intensification des frappes et les incursions de l’armée israélienne à Gaza, les messages sont de plus en plus explicites. Accuser l’accusateur est devenu un réflexe pavlovien chez les Fréristes et islamistes en général. On imite systématiquement l’ennemi. On lui retourne son accusation. Il n’est plus nécessaire de réfléchir sur les termes du débat, il suffit simplement de les renverser et d’en dénoncer une prétendue islamophobie. Même le recteur de la grande mosquée de Paris, Chemseddine Hafiz, s’en est fait l’écho dans un récent communiqué de presse. Il parle ainsi d’une « nouvelle agression meurtrière israélienne » ; considère « la résistance du peuple palestinien comme légitime » et dénonce l’utilisation de la date du 7 octobre « pour attiser l’islamophobie et la haine envers les musulmans ». Les Fréristes utilisent également les influenceurs comme des relais de leur idéologie. De quoi l’affaire Karim Benzema est-il le nom ?
Les Frères musulmans dans les pays musulmans, islamisent par le bas. Dans les démocraties libérales, ils islamisent par le haut en utilisant notamment des influenceurs. Les Frères musulmans n’ont pas de charisme et ne se montrent pas. Au-delà de ce premier cercle, il y a un deuxième cercle constitué des affiliés, dont font partie des ambassadeurs aux millions de “followers” tels que Karim Benzema ou le chanteur Médine. Ces derniers sont élévés en tant qu’ambassadeur de l’islam, un “titre” prestigieux, et relaient leurs messages à la communauté. Pour autant, je ne pense pas que Karim Benzema soit l’un des leurs.

En quoi les actions du Hamas, organisation créée par les Frères
musulmans, s’inscrit pleinement dans la stratégie Frériste ?

Pour cela, il faut lire la charte du Hamas de 1988, véritable manifeste d’un mouvement programmatique. Ils y assument d’être l’une des ailes des Frères
musulmans. La Confrérie est décrite comme « le plus important des mouvements islamiques de l’époque moderne ; il se distingue par la profondeur de son mode de compréhension, la précision de son mode de représentation et l’universalisme parfait des concepts islamiques qui s’appliquent à l’ensemble des domaines de la vie, aux représentations et aux croyances, à la politique et à l’économie, à l’éducation et à la vie sociale, au judiciaire et à l’exécutif, à la mission et à l’enseignement, à l’art et à l’information, à ce qui est caché comme à ce qui est
manifeste et à tous les autres domaines de la vie. » Par ailleurs, les déclarations des cadres du Hamas s’inscrivent pleinement dans la “wasatiyyah”, idéologie issue des Frères musulmans. De l’arabe “wasat” (moyen, modéré, ou juste), le terme signifie la voie du juste milieu entre laïcité et extrémisme. Ce qui leur permet de faire croire aux Occidentaux qu’ils sont moins extrêmes que les autres courants islamistes tout en faisant agir des branches armées. Je n’en crois pas un mot.
Ils parlent le double langage, parce que les Occidentaux ne croient qu’au langage. Les Frères musulmans ne sont pas dans les règles du jeu de la diplomatie, puisqu’ils ne croient pas aux droits de l’homme, mais aux droits de dieu. Pour le dire autrement, ils ne sont comptables que d’un système “divin”et non d’un système “humain” qu’ils ne reconnaissent pas. C’est pour cette raison qu’ils mentent constamment.

L’Université Al-Azhar, institution sunnite qui fait autorité, a appelé les musulmans à s’unir face au « soutien occidental inhumain à la violation de tous les droits palestiniens par l’État d’occupation israélien ». Comment expliquez-vous la difficulté qu’ont certaines personnalités publiques occidentales à identifier la nature civilisationnelle et religieuse du conflit entre le Hamas et Israël ?

Tout d’abord, il convient de rappeler que les pays arabes et musulmans se fichent pas mal des massacres de Palestiniens en Syrie et en Jordanie ; l’Egypte refuse d’accueillir des réfugiés gazaouis ; Les riches pays musulmans de la péninsule arabique ne mettent pas en place de ponts humanitaires, etc. Ce n’est donc pas un conflit territorial. Cela étant dit, il y a des implications politiques fortes. En Occident, nos analystes n’ont pas été formés à prendre en compte la dimension religieuse. Cela s’expliquant entre autres par l’influence marxisme qui estime que ce n’est qu’un opium du peuple. Or, cette dimension est fortement mobilisatrice. En termes islamiques, le religieux implique le salut collectif instauration du Califat – et individuel – se sauver lors du jugement dernier. Toutes les actions sont tournées vers le salut. Cette dimension est quotidiennement présente chez les musulmans pratiquants. Le religieux est donc un impensé pour les dirigeants et bon nombre d’intellectuels occidentaux, alors qu’il ne l’est pas dans la bouche de dirigeants musulmans. Pour eux, les mouvements religieux sont des mouvements politiques. En tant qu’anthropologue, j’essaye d’expliquer la dimension religieuse et civilisationnelle à ce conflit. Pour eux, la guerre de civilisation, à la manière de Samuel Huntington, ils la mènent depuis la fin du XIXe siècle. A l’image du président turc, Recep Tayyip Erdoğan, qui a récemment déclaré en faisant allusion à la guerre entre Israël et le Hamas : « L’Occident, voulez-vous reprendre le combat entre la Croix et le Croissant ? ».

Quel regard portez-vous sur l’action de l’UE dans ce conflit ?

L’UE gesticule comme d’habitude. Les pays de l’UE ne forment pas un front commun. Il serait plus juste de parler de désunion. A titre d’exemple, La France est le seul pays de l’UE à reconnaître l’anti-sionisme comme un anti-sémitisme. Elle est d’ailleurs fortement critiquée pour cela. Concernant les financements accordés par la Commission européenne à des organisations islamistes ou fréristes, il convient de rappeler que cela n’émane pas directement de la volonté des Etats membres. La Commission se laisse influencer par un faisceau d’organisations islamistes rompues au lobbying européen. Tant que les États n’imposent pas de règles strictes, la Commission continuera à être influencée et donc à financer des mouvements islamistes, dont l’université islamique à Gaza fondée par les Frères musulmans.