Le Conseil constitutionnel censure la prolongation de la vidéosurveillance algorithmique : une perte de chance pour la sécurité de nos communes

Le Conseil constitutionnel censure la prolongation de la vidéosurveillance algorithmique : une perte de chance pour la sécurité de nos communes
22 mai 2025 Olivier Debeney

Sécurité des communes : la décision du Conseil constitutionnel interroge

Par Bruno Mahieux, spécialiste en télécommunications


La vidéoprotection : un outil puissant contre l’insécurité locale

Alors que les indicateurs de la violence sur le territoire ne cessent d’augmenter depuis 2018, et que les forces nationales ne disposent pas des effectifs en nombre suffisant pour lutter contre une délinquance accrue, les collectivités locales jouent un rôle croissant dans la politique de sécurité en France, à grands renforts de policiers municipaux, mais également en déployant des systèmes de vidéoprotection de plus en plus performants.

La vidéoprotection fait partie de notre environnement urbain depuis le début des années 1990. Il y a recours à la vidéoprotection toutes les fois que sont mis en œuvre au moins une caméra et un moniteur, c’est-à-dire un écran permettant la visualisation des images. Les caméras, fixes ou mobiles, fonctionnant de manière permanente ou non, prennent des images, éventuellement de manière séquentielle ou aléatoire. Ces images peuvent être visionnées, en temps réel ou en différé, sur place ou dans un lieu distant.

Conçu comme un système passif de surveillance et d’enregistrement, le dispositif de vidéoprotection permet de couvrir la plupart des espaces publics particulièrement exposés à des risques d’agressions, de vols ou de trafics de stupéfiants, ou d’actes de terrorisme, que ce soient les voies publiques (routes, trottoirs, espace piétons) ou les établissements ouverts au public ; (commerces, cinémas, musées, banques, parkings). Ils sont également utilisés à des fins de contrôle du trafic automobile.

La vidéoprotection est mise en avant par de nombreux maires comme un outil indispensable pour assurer le maintien de l’ordre sur leur territoire et pour faire face aux problèmes de sécurité locale. Leur efficacité est reconnue pour leur effet dissuasif, pour leur apport aux forces de l’ordre, en particulier pour caractériser les infractions et dans la gestion de crises. Nombre d’enquêtes aboutissent par l’exploitation des caméras de surveillance. Par ailleurs, dans un environnement budgétaire limité, la vidéoprotection permet d’optimiser l’allocation des ressources humaines en particulier, dont disposent les forces de police.

Les chiffres clés de la vidéoprotection

Même s’il n’existe pas de base de données centralisée permettant de recenser le nombre exact de caméras de surveillance en France, on estime aujourd’hui à environ 1,5 million de caméras déployées sur l’espace public, dont probablement plus de 100.000 caméras déployées sur la voie publique, contrôlées par la police et la gendarmerie.

Ce nombre est en forte progression depuis la multiplication des attentats terroristes qui ont frappé le territoire français en 2015 : en 2012, la Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés (CNIL) recensait environ 935.000 caméras actives sur notre territoire.

Le déploiement des caméras en France varie grandement selon les communes. La ville la plus vidéo surveillée en France est Nice, avec 771 caméras pour 100.000 habitants, soit une caméra pour 130 habitants en moyenne. Nîmes et Toulon complètent le podium des villes de plus de 150.000 habitants qui surveillent le plus leurs administrés, avec respectivement 267 et 159 caméras pour 100.000 habitants

Paris et sa région comptabilisent à elles seules près de 35.000 caméras dédiées à la surveillance urbaine. Dans d’autres grandes villes comme Lyon, Marseille ou Lille, leur nombre ne cesse d’augmenter.

La vidéoprotection en France reste néanmoins peu développée en comparaison avec certains de nos voisins européens : la ville la plus vidéo surveillée d’Europe est Londres, où l’on trouve près de 127.000 caméras pour 9,6 millions d’habitants selon une étude du site Comparitech publiée en 2023. C’est plus de 80 caméras au km2 à comparer avec 26 caméras par km2 à Berlin alors qu’il n’y en a que 16 par km2 à Paris.

Quant au titre mondial, il revient sans surprise à une ville chinoise : Chongqing compte un impressionnant ratio de 16.800 caméras pour 100.000 habitants, soit une pour 6 habitants en moyenne.

Le montant de l’investissement, souvent jugé prohibitif par les petites collectivités locales, a singulièrement baissé au fil des ans, grâce à la baisse des coûts de production des caméras et à l’émergence du cloud et des infrastructures de connectivité, favorisant la mutualisation des centres de supervision urbaine (CSU) avec d’autres communes.

Autrefois cantonnée aux grandes villes et aux zones périurbaines, la vidéoprotection gagne désormais les petites communes rurales. En 2020, plus de 6.000 communes françaises étaient équipées de caméras de surveillance, soit quinze fois plus qu’en 2006.

Un cadre juridique complexe et en évolution permanente

Dans les années 80, la vidéosurveillance était presque exclusivement utilisée pour sécuriser des lieux privés, ouverts ou non au public. C’est la « loi antiterroristes » du 21 janvier 1995 qui pose les bases de la législation française en matière de vidéosurveillance telle que nous la connaissons aujourd’hui et qui va permettre à la technologie de se déployer dans les espaces publics.

Depuis, les gouvernements successifs ont progressivement étendu les possibilités de mise en place et d’utilisation de dispositifs de caméras dans l’espace public, ce qui a donné lieu à un empilement de lois et de dispositions législatives.

Cette multiplication des règles illustre l’ambivalence du parlement, partagé entre le désir de sécurité et la crainte d’atteindre aux libertés individuelles, avec pour conséquence une complexification de la législation telle, que la commission des lois, dans un rapport déposé en 2023, admettra qu’un « effort de rationalisation doit être mené afin d’améliorer dès que possible la lisibilité et la cohérence des règles en vigueur ».

L’exploitation des images de vidéoprotection reste très encadrée

Seules les autorités publiques (les mairies notamment) peuvent filmer la voie publique, en particulier pour la constatation desinfractions aux règles de la circulation, la prévention des atteintes à la sécurité des personnes et des biens dans des lieux particulièrement exposés à des risques d’agression, de vol ou de trafic de stupéfiants ou la prévention d’actes de terrorisme.

Si les maires demeurent souverains dans leur décision de mettre en place un dispositif de vidéoprotection, ils doivent néanmoins effectuer au préalable :

  • Une demande d’autorisation auprès de la préfecture du département concerné (à Paris, la préfecture de police), après avis d’une commission départementale présidée par un magistrat. L’autorisation est valable 5 ans et est renouvelable.
  • Une déclaration de conformité au RU-074 (article R. 253-7 du CSI) auprès de la CNIL.

A ce jour, l’utilisation de la vidéoprotection reste très étroitement encadrée par l’article L251-2 du Code de la Sécurité Intérieure et son déploiement est permis uniquement dans les cas suivants :

  • La protection des bâtiments et installations publics et de leurs abords ;
  • La sauvegarde des installations utiles à la défense nationale ;
  • La régulation des flux de transport ;
  • La prévention d’actes de terrorisme ;
  • La constatation des infractions aux règles de la circulation ;
  • La prévention des risques naturels ou technologiques ;
  • Le secours aux personnes et la défense contre l’incendie ;
  • La sécurité des installations accueillant du public dans les parcs d’attractions ;
  • Le respect de l’obligation d’être couvert, pour faire circuler un véhicule terrestre à moteur, par une assurance garantissant la responsabilité civile ;
  • La prévention et la constatation des infractions relatives à l’abandon d’ordures, de déchets, de matériaux ou d’autres objets.

Les caméras de vidéoprotection sur la voie publique ne doivent pas permettre de visualiser l’intérieur des immeubles d’habitation ni, de façon spécifique, leurs entrées (contrairement aux particuliers qui ne peuvent filmer que l’intérieur de leur propriété : ils ne peuvent pas filmer la voie publique, même pour assurer la sécurité de leur véhicule garé devant leur domicile).

La durée de conservation des images doit correspondre à l’objectif pour lequel le système de vidéoprotection est installé.

La durée jugée proportionnée, dans chaque cas, est précisée dans l’arrêté préfectoral d’autorisation et ne peut excéder un mois (article L.252-3 du CSI). En règle générale, quelques jours suffisent pour effectuer les vérifications nécessaires à la suite d’un incident.

Par ailleurs, toute opération de collecte, de modification, de consultation, de communication et d’effacement des données à caractère personnel doit faire l’objet d’un enregistrement comprenant l’identifiant de l’auteur, la date, l’heure, le motif de l’opération et, le cas échéant, les destinataires des données. Ces informations sont conservées pendant une durée maximale de 3 ans.

Les entreprises et les établissements publics (notamment les lycées, hôpitaux, universités, musées, etc.) peuvent filmer les abords immédiats de leurs bâtiments et installations (la façade extérieure mais pas la rue en tant que telle) dans les lieux susceptibles d’être exposés à des actes de terrorisme.

Les autorités publiques et les personnes morales de droit privé (principalement les commerçants) peuvent filmer dans les établissements ouverts au public particulièrement exposés à des risques d’agression ou de vol ou susceptibles d’être exposés à des actes de terrorisme.

Toutefois, lorsque la mise en œuvre d’un dispositif de vidéoprotection est susceptible d’engendrer un risque élevé pour les droits et les libertés conduit à « la surveillance systématique à grande échelle d’une zone accessible au public », une analyse d’impact sur la protection des données (AIPD) doit être effectuée par la CNIL. Cette AIPD doit permettre d’évaluer la nécessité et de la proportionnalité du dispositif envisagé, au regard des finalités poursuivies.

Le rôle de la CNIL

Dès l’apparition des premiers systèmes de vidéosurveillance, la CNIL s’est déclarée compétente sur le sujet sur la base de la loi Informatique et libertés du 6 janvier 1978.

La loi d’orientation et de programmation pour la sécurité (LOPS) du 21 janvier 1995 a restreint la compétence de la CNIL en soumettant l’installation d’un système de vidéosurveillance sur les lieux publics à l’obtention d’une autorisation préfectorale prise après avis d’une commission départementale de la vidéoprotection, présidée par un magistrat judiciaire. La CNIL contrôlait uniquement les dispositifs de vidéosurveillance mis en place dans des lieux privés (qui relèvent de la loi « informatique et Libertés » du 6 janvier 1978).

Toutefois, face à un essor du nombre de déclarations préalables et de plaintes, la CNIL appelle à la fin des années 2000 à une clarification du régime juridique et à être positionnée au cœur du dispositif de contrôle (pouvoir de contrôle unique pour tous les dispositifs de vidéosurveillance). Ses demandes seront exaucées par la loi d’orientation et de programmation pour la performance et la sécurité intérieure du 14 mars 2011 (LOPPSI2). Alors que le gouvernement en place souhaite multiplier les caméras dans l’espace  public,  la  CNIL est  désormais  compétente  pour  contrôler  les  dispositifs  dits  de « vidéoprotection », mis en place sur la voie publique ou dans les lieux ouverts au public (magasins, restaurants, etc.) et soumis au code de la sécurité intérieure (CSI).

A partir de 2011, la CNIL se saisit pleinement des pouvoirs qui lui ont été confiés par le législateur et mène une intense série de contrôles des dispositifs de vidéoprotection. Les contrôles visent à s’assurer que les garanties essentielles prévues par la loi (information des personnes, durée de conservation, limitation des zones filmées, sécurité du système, etc.) sont bien préservées.

Entre 2011 et 2017, 770 contrôles sont consacrés à ce sujet.

L’émergence des caméras intelligentes ou  « caméras augmentées »

Les caméras de surveillance classiques s’appuient sur le contrôle en temps réel ou a posteriori des images par des personnes habilitées, ce qui pose de nombreuses difficultés, tant en termes de ressources humaines nécessaires pour superviser les images qu’en matière de rapidité et de capacité d’analyse. En effet, il est quasiment impossible pour une personne habilitée d’appréhender l’ensemble des évènements filmés par les caméras, ou même que l’ensemble des images puissent être affichées en même temps dans le centre de supervision.  Il en allait de même pour la recherche a posteriori d’évènements dans des heures de flux vidéo. Le volume des images collectées est tel que leur exploitation par du personnel humain reste très difficile et nécessiterait du personnel que la plupart des collectivités locales ne peuvent pas se financer.

Ces limites opérationnelles sont progressivement levées avec l’émergence des caméras intelligentes, appelées également caméras augmentées. Le terme de vidéo « augmentée » désigne ici des dispositifs vidéo auxquels sont associés des logiciels de traitement algorithmique des images enregistrées, permettant une analyse automatique.

De tels traitements peuvent être utilisés à des fins de suivi ou de traçage, de détection d’évènements suspects (par exemple, sauter par-dessus un portique de métro) ou d’objets abandonnés, de caractérisation des personnes filmées (tranche d’âge, genre,comportement, etc.) ou encore permettant l’identification ou la caractérisation des personnes par des traitements de données biométriques (par exemple, la reconnaissance faciale) ou non (caractérisation colorimétrique des vêtements portés).

Le recours aux caméras « augmentées » change la nature et la portée des systèmes de vidéoprotection tels que nous les connaissons depuis plusieurs dizaines d’années, grâce à une capacité à faire de l’analyse prédictive et donc à anticiper les risques.

En pratique, ces caméras augmentées permettent de reconnaître des individus de manière probabiliste (via leur âge, leur silhouette, leur sexe), des événements particuliers comme un mouvement de foule ou encore d’identifier précisément une personne grâce à ses données biométriques.

En permettant à leurs utilisateurs d’obtenir instantanément et de manière automatisée un grand nombre d’informations qui, pour certaines, ne pourraient être détectées par la seule analyse humaine des images, de tels algorithmes multiplient les capacités des dispositifs vidéo classiques.

L’expérimentation des Jeux Olympiques

Les Jeux Olympiques de Paris 2024 ont permis un test grandeur nature de cette nouvelle technologie, également désignée sous le terme de « Vidéosurveillance Algorithmique » (VSA). En effet, l’article 10 de la loi du 19 mai 2023 relative aux jeux Olympiques et Paralympiques de 2024 a prévu, à titre expérimental, jusqu’au 31 mars 2025, que « les images collectées au moyen de systèmes de vidéoprotection ou de drones pouvaient faire l’objet de traitements algorithmiques en temps réel ». 

Cette expérimentation était fortement encadrée : Elle interdisait expressément la reconnaissance faciale et toute forme de recoupement avec des fichiers, se focalisant uniquement sur la sécurisation des sites où des manifestations récréatives, sportives et culturelles présentant des risques de sécurité particulièrement élevés (atteinte grave à la sécurité des personnes ou risque terroriste).

Seules la police et la gendarmerie nationale, les polices municipales, les services d’incendie et de secours ainsi que les services internes de sécurité de la RATP et de la SNCF ont été autorisés à déployer ces solutions technologiques.

L’expérimentation permettait de détecter 8 types de situations susceptibles de porter gravement atteinte à la sécurité :

  • Présente d’objets abandonnés
  • Présence ou utilisation d’armes
  • Non respect du sens de circulation commun, par une personne ou un véhicule
  • Franchissement ou présence d’une personne ou d’un véhicule dans une zone interdite ou sensible
  • Présence d’une personne au sol à la suite d’une chute
  • Des mouvements de foule
  • Une densité trop importante de personnes
  • Des départs de feu

Cette loi est arrivée à échéance le 31 mars 2025. L’expérimentation a fait l’objet d’un rapport détaillé, publié en janvier 2025, sans attendre la fin de l’expérimentation. Si de nombreuses associations manifestent de la méfiance à l’égard de la technologie, les utilisateurs ont émis des avis favorables à la poursuite de l’expérimentation.

Le 11 février 2025, le gouvernement actuel a proposé la prolongation de cette expérimentation dans le cadre de la loi sur la sûreté dans les transports, en faisant adopter par l’assemblée un amendement visant à étendre l’expérimentation pour deux années supplémentaires.

Le Conseil Constitutionnel a censuré cette disposition le 24 avril dernier.

Une perte de chance face à l’insécurité urbaine

La vidéoprotection demeure un sujet clivant qui génère de nombreuses oppositions. Pour les uns, c’est un outil indispensable pour lutter contre l’insécurité dans les milieux urbains, pour son effet dissuasif, mais aussi pour l’aide qu’il apporte aux forces de police et de gendarmerie dans leurs enquêtes à la suite d’infractions ou des affaires criminelles. Pour d’autres, c’est un outil portant atteinte à la vie privée et aux libertés individuelles, dont l’efficacité réelle est contestée, compte tenu du manque de données dont nous disposons pour l’évaluer.

Longtemps, l’orientation politique des élus des collectivités locales semblait influer sur l’investissement dans des projets de vidéoprotection dans l’espace public. En 2020, un décompte effectué par la Gazette des Communes démontre que c’est dans les villes de droite que la couverture est la plus importante, avec deux fois plus de caméras par habitant que dans les villes administrées par un maire de gauche.

Cette tendance s’estompe avec le temps, d’autant plus que la majorité des français réclament l’usage de cette technologie : selon un sondage réalisé par OpinionWay en septembre 2024, 87 % des Français se disent favorables à la présence de caméras dans l’espace public, un chiffre constant à travers l’âge, la classe sociale et l’orientation politique.

La technologie des caméras de vidéoprotection évolue rapidement. L’émergence de l’intelligence artificielle a transformé de simples outils d’enregistrement en des systèmes complexes d’analyse et de prévention. Ce sont des outils puissants pour lutter contre la petite délinquance et pour améliorer la sécurité des lieux publics. L’expérimentation faite en France dans le cadre des JO le prouve.

Pourtant, leur usage se heurte aux limites imposées par la loi actuelle, visant à préserver l’équilibre entre les enjeux de sécurité et le respect des libertés individuelles. 

Dans sa position de principe sur les caméras dites « augmentées » de juillet 2022, la CNIL a rappelé que la loi française n’autorise pas l’usage par la puissance publique de caméras dites « augmentées » pour la détection et la poursuite d’infractions.

Si l’utilisation de la Vidéosurveillance Algorithmique doit être améliorée, afin d’en renforcer son efficacité, il serait regrettable que son usage soit limité par un cadre juridique flou et complexe, devenu obsolète car élaboré à une époque où les solutions basées sur les techniques d’Intelligence Artificielle n’existaient pas. Ce serait sans aucun doute une perte de chance dans la lutte contre l’insécurité dans nos communes.