Rachat de SFR : une opportunité pour le secteur des télécoms en France

Rachat de SFR : une opportunité pour le secteur des télécoms en France
3 novembre 2025 Olivier Debeney

– par Bruno Mahieux, spécialiste en télécommunications.

 

Le 14 octobre dernier, Bouygues Telecom, Illiad (Free) et Orange ont déposé une offre commune non engageante de 17 milliards, pour racheter l’opérateur de télécommunications SFR, propriété d’Altice. Cette offre a été immédiatement rejetée par Patrick Drahi, son propriétaire. Pourtant, SFR est bien à vendre. L’opérateur est lourdement endetté (à hauteur de 15,5 milliards), et à la suite d’une restructuration majeure de la dette, les actionnaires ont ouvert la porte à une cession de l’opérateur.

La proposition de rachat de SFR par ses 3 concurrents principaux est la première étape d’un processus long, complexe et à l’issue très incertaine, qui ne se concrétisera probablement pas avant 2027, en pleine élection présidentielle. Il est pourtant souhaitable que cette opération de consolidation du marché des télécommunications françaises aboutisse : elle constitue une opportunité unique pour la France de redonner un second souffle à un secteur qui a beaucoup souffert de la déréglementation débridée imposée par l’Union Européenne, alors qu’il est stratégique et vital pour notre économie et notre souveraineté numérique.

La déréglementation du marché des télécoms

Pendant près d’un siècle, les réseaux et services de téléphonie étaient sous le contrôle d’un monopole d’état, rattaché au ministère des Postes Télégraphes et Téléphones (les fameux PTT), qui prend le nom de Direction Générale des Télécommunications (DGT) en 1946. C’est sous ce régime du monopole d’état que la France, dans les années 80, grâce à un effort exceptionnel, s’est dotée d’un réseau téléphonique français entièrement numérisée, et d’un leader mondial des réseaux de données avec le lancement de Transpac, qui a permis le succès du minitel et ses 6,5 millions de clients. A la fin des années 80, la France faisait figure de modèle en matière de télécommunications.

C’est en 1988, que l’état français va progressivement se désengager du secteur des télécommunications, pour se conformer aux directives de l’Union Européenne dont l’objectif était de créer un marché concurrentiel des télécommunications semblable à celui qui existe aux Etats-Unis, depuis la fin du plus grand monopole privé, l’opérateur AT&T. Sur le plan opérationnel, la DGT devient un exploitant de droit public en 1988, avec la création de France Telecom avant d’opérer l’ouverture du capital en 1998, puis de céder progressivement une partie de ses actions en 2004 et en 2007. Aujourd’hui, la participation de l’état (directement, ou indirectement via BPI France) ne représente plus qu’un peu moins de 23 % du capital d’Orange, ex France Telecom.

Dans le même temps, l’état français abandonne progressivement ses prérogatives dans le domaine réglementaire : En 1985, la fonction réglementaire est isolée au sein du ministère des PTT, en créant une direction générale de la stratégie et de l’investissement, distincte de la DGT, avant de lui donner son indépendance définitive, avec la création de l’ART (autorité de régulation des télécommunications), qui deviendra ensuite l’ARCEP Autorité Administrative Indépendante que nous connaissons aujourd’hui.

Des services performants à des prix compétitifs

Il est généralement admis que la politique européenne en matière de télécommunications est une réussite du point de vue du consommateur. L’offre de services proposée est de qualité : alors que la couverture géographique des services mobiles est quasiment complète (assurée à 99 %), le déploiement de la fibre en France est parmi les plus avancés des pays européens, avec près de 90 % des foyers éligibles à la fibre. Surtout, les services des 4 opérateurs français sont proposés à des prix très compétitifs : Les tarifs français figurent parmi les moins chers d’Europe, que ce soit pour l’internet ou la téléphonie mobile. La France propose les tarifs fixe et mobile les plus compétitifs d’Europe, quasiment 2x moins chers qu’au Royaume-Uni et en Allemagne.

En termes réels, le coûts des services de télécommunications ont diminué de 9 points depuis 2013, dans le même temps, quand l’inflation cumulée a augmenté de 21 % et l’électricité de 83 %. Le poids des services de télécommunications dans la consommation des ménages ne cesse de diminuer, passant de 1,7 % à 1,3 % en 2022. A titre de comparaison, les ménages français payent moins cher leur abonnement mensuel internet que l’eau qu’ils consomment. Si les consommateurs ont tout lieu de se réjouir de la déréglementation du marché des télécommunications, les bénéfices de celle-ci sont beaucoup moins évidents du point de vue des entreprises du secteur et pour la souveraineté numérique française.

Des investissements massifs pour financer le haut débit

Construire des réseaux de télécommunications est une activité hautement capitalistique : Le déploiement des réseaux haut débit de dernière génération (réseaux fixes en fibre optique, réseaux mobiles 5G) ont représenté un investissement considérable pour les opérateurs français : Au cours de la décennie écoulée, ce sont environ 115 milliards d’Euros qui ont été investis par les 4 opérateurs français.2 C’est de loin le plus fort taux d’investissement en Europe : 123 €/habitant, c’est 20 % de plus que la plupart de nos pays voisins (Allemagne, Italie et UK)3, alors que le taux de couverture des services très haut débit est de loin le plus avancé en Europe. Les opérateurs télécom investissent 3 fois plus que la moyenne des entreprises du CAC 40.

Le coût de ces investissements est renforcé par les exigences de service universel, les opérateurs, étant dans l’obligation de financer les investissements dans des zones à faible densité (donc peu rentables), pour garantir à tous les citoyens l’accès à internet à un tarif abordable, avec une qualité de service minimale. Cette contrainte des autorités de régulation interroge, alors qu’il existe des solutions de substitutions, (que ce soit par satellite ou mobile) beaucoup moins onéreuses pour les opérateurs et tout aussi efficaces pour les clients. Ceux-ci l’ont d’ailleurs bien compris comme l’illustre le succès de Starlink en France.

Une rentabilité incertaine

Pourtant, alors que les opérateurs français ont dû investir massivement dans le haut débit, la rentabilité de ces investissements est de plus en plus longue et incertaine. La raison en revient à une concurrence accrue, encouragée par l’autorité de régulation, l’ARCEP, relais diligent des autorités européennes. L’arrivée d’un quatrième opérateur mobile en 2012 avec Free a entrainé le marché dans une guerre des prix féroce qui a grandement affecté la rentabilité des opérateurs : Alors que l’opérateur historique France Telecom annonçait des marges d’EBITDA de l’ordre de 37 à 38 % en 2003, celles d’Orange sont tombées à environ 30 %. Cette baisse des prix a créé des déséquilibres majeurs dans le partage de la valeur : Selon la Fédération Française des Télécommunications, si les opérateurs représentent plus de 50 % des investissements dans l’écosystème du numérique, leurs revenus ne représentent qu’un tiers. L’essentiel de la valeur est capté par les acteurs internet (Microsoft, Google, Amazon, Facebook) et par les fournisseurs de contenus (Netflix). Ils sont à l’origine de 47 % du trafic internet en France. Pourtant, ils ne prennent pas en charge les coûts qu’ils génèrent !

Enfin, la fiscalité spécifique appliquée aux opérateurs français complique considérablement leur équation financière : Celle-ci a augmenté de 5 % par an entre 2018 et 2023, pour atteindre 1,5 milliards d’Euros, alors que dans la même période, l’IS a diminué de 33 % à 25 %. Au total, ce sont plus de 2,5 milliards d’impôts qui sont payés par les opérateurs chaque année. Cela est sans compter sur les dividendes généreux que se verse l’état aux dépends de l’opérateur historique, (plus de 360 millions en 2025). Pendant ce temps, les GAFAM ne payent que très peu d’impôts en France, grâce à des stratégies d’optimisation fiscales.

Des opérateurs endettés

Avec des revenus en baisse et des besoins d’investissements massifs nécessaires au déploiement de la fibre optique et de la 5G, les opérateurs français sont sous pression, avec des niveaux de dettes qui fragilisent leur capacité à innover et à investir. C’est le cas d’Orange, avec une dette de 22,4 milliards d’Euros, soit 1,84x EBITDA. C’est également la raison pour laquelle SFR, lesté d’une dette de plus de 15 milliards d’Euros, est à vendre. Le marché français n’est pas une exception : La plupart des opérateurs européens sont lourdement endettés avec des ratios d’endettement souvent proches voire supérieurs à deux fois l’EBITDA. Cette situation est le résultat d’une politique réglementaire de l’UE qui a favorisé la concurrence et le consommateur au détriment des intérêts stratégiques des états européens. Cela a abouti à un marché morcelé, avec plus de 200 opérateurs mobiles se partageant un marché de 360 millions d’habitants.

En France, ce sont 4 opérateurs télécoms qui se partagent un marché de 65 millions d’habitants. C’est une aberration. A titre de comparaison, il n’y a que 4 opérateurs aux États-Unis, pour une population de 340 millions d’habitants. Les opérateurs de télécommunications français ont besoin de passer à l’échelle pour rentabiliser leurs investissements et diminuer leur dette. Seule une opération de consolidation en revenant à 3 opérateurs pourra le permettre. La mise en vente de SFR est une opportunité à ne pas manquer.

Un processus réglementaire complexe

En admettant que les parties trouvent un terrain d’entente sur le prix et la répartition des actifs de SFR, les acheteurs devront surmonter un nouvel obstacle, avec la consultation des autorités de la concurrence. L’opération étant complexe, l’étude du dossier pourrait durer environ 18 mois. L’une des préoccupations majeures de celles-ci sera de s’assurer que la consolidation du marché par suite du rachat de SFR n’engendre pas une concentration excessive et des hausses de prix pour les consommateurs. A date, il n’est pas clair si l’opération nécessitera l’aval des autorités européennes et en particulier de la commission européenne. Les critères de notifications aux autorités européennes dépendent du chiffre d’affaires des entreprises concernées et du nombre de pays membres concernés par l’opération. Nul doute que Bruxelles aura son mot à dire, mais le dossier pourrait être renvoyé à Paris compte tenu de la prépondérance des intérêts français dans cette opération.

Par le passé, les autorités européennes se sont toujours montrées hostiles à toute fusion dans le secteur des télécommunications. Dans ce processus, le rôle de l’ARCEP sera plutôt limité : elle n’a pas vocation à s’opposer à une opération de consolidation. Son rôle se résumera à s’assurer que les conditions de la concurrence soient respectées. Elle émettra cependant un avis lorsque l’autorité de la concurrence lui demandera, comme c’est toujours le cas lorsque celle-ci est consultée sur des questions concernant le secteur des télécommunications. Sur ce point, notons que la France se distingue du Royaume-Uni, où l’Ofcom, autorité de régulation anglaise, cumule les deux compétences de régulation concurrentielle a priori et a posteriori, et de l’Allemagne, où l’Autorité de la concurrence se refuse à intervenir sur un secteur régulé. Une piste de rationalisation à l’heure des choix budgétaires.

La consolidation du secteur des télécommunications : une nécessité

L’état doit jouer un rôle actif et vigilant pour favoriser cette opération de consolidation. Le ministre de l’Économie actuel a indiqué récemment qu’il serait vigilant à ce que la concrétisation du rachat ne se traduise pas par une hausse des prix pour les consommateurs. Si l’intention est louable, elle ne doit pas se faire au détriment de notre industrie des télécommunications : Il serait contre-productif de privilégier les intérêts des consommateurs au détriment de la souveraineté numérique du pays. Nos infrastructures de télécommunications sont des infrastructures vitales sans lesquelles la société française ne pourrait fonctionner, tant le numérique s’est imposé dans le fonctionnement de notre économie comme dans notre vie quotidienne. C’est un élément important de notre souveraineté qu’il ne faudrait pas sacrifier au nom du libéralisme économique et du seul bénéfice du consommateur.

Bien qu’invisibles pour la plupart des usagers, les infrastructures numériques permettent de développer notre économie, en connectant les individus et les entreprises, en transmettant et en valorisant les informations. Elles favorisent la productivité, l’innovation, les échanges commerciaux. Sans elles, c’est toute notre économie qui serait paralysée. Elles sont nécessaires pour accompagner les grandes ruptures technologiques à venir, à commencer par celle de l’intelligence artificielle.

Si l’offre de rachat de SFR par les 3 opérateurs français ne pouvait aboutir, d’autres scénarios seraient possibles, notamment celui d’un achat par des fonds d’investissements ou des acteurs étrangers. Ce serait une première dans l’histoire des télécommunications françaises : Jusqu’à présent, la préférence nationale a toujours prévalu en France, les licences d’opérateurs étant attribuées à des acteurs français, alors que dans la plupart des autres pays européens, la dérégulation a favorisé l’apparition d’acteurs étrangers sur les marchés nationaux. (Telefonica et Vodafone et Deutsche Telekom notamment sont présents dans de nombreux pays européens). Cette dernière option doit être évitée à tout prix : elle ne pourrait que fragiliser une industrie essentielle à notre souveraineté numérique. En investissant dans le capital de la société Eutelsat à hauteur de 30 % de son capital, soit 717 millions d’Euros, l’état a démontré qu’il souhaitait garder la main sur les infrastructures stratégiques du pays. Il doit donc continuer dans cette voie en favorisant la consolidation des télécommunications françaises. Il faudra pour cela faire prévaloir nos intérêts auprès de l’Union Européenne. C’est ce qu’on attend d’un état stratège.