Le Grand-Duché de Luxembourg : au croisement des idéaux européens, des défis de l’espace Schengen… et de la politique intérieure allemande

Le Grand-Duché de Luxembourg : au croisement des idéaux européens, des défis de l’espace Schengen… et de la politique intérieure allemande
20 mai 2025 Olivier Debeney

Le Grand-Duché de Luxembourg : au croisement des idéaux européens, des défis de l’espace Schengen… et de la politique intérieure allemande

Singulier pays que le Luxembourg. Entre le fait que la moitié de la population n’ait pas la nationalité, que le luxembourgeois ne soit qu’une langue officielle parmi d’autres (et même pas la plus usitée) ou bien que le Gouvernement revendique ouvertement l’apport de la diversité et du cosmopolitisme, il y a de quoi penser que de tels constats auraient été vécus comme un signal d’alarme depuis longtemps déjà en France. De fait, il n’est pas surprenant de constater que le Grand-Duché n’accorde qu’assez peu de valeur symbolique au concept de « frontière » ; et quand attention il y a, c’est avant tout dans une optique d’ouverture et de suppression desdites frontières – a minima intérieures à l’Union Européenne. La libre-circulation et l’intégration régionale puis européenne ont servi de constante au positionnement du pays depuis plus de 70 ans, et ont accompagné ses profondes évolutions démographiques et économiques. Symboles parmi les symboles : le quadragénaire Schengen, dont beaucoup ont une opinion mais que peu sauraient placer sur une carte. En un mot, voici résumé la success story du Luxembourg : ouverture des frontières intérieures, libre circulation des personnes et des compétences, dynamisme d’une économie fondée sur l’attractivité des talents. Le tout, dans une société de services à forte valeur ajoutée où le salaire minimum est à plus de 2600 euros et où tous les transports publics sont gratuits. Mais récemment, le pays semble se rendre compte que ce modèle est fragile : entre retours des contrôles aux frontières en Allemagne et recrudescence des faits de délinquance et des saisies de drogue, les limites paraissent de plus en plus nettes. Si le positionnement officiel ne varie pas, la posture luxembourgeoise est de moins en moins partagée en Europe – sans que le pays, du haut de ses 650 000 habitants et six députés européens (sur 720) ne puisse faire grand-chose.

Par Aurélien Jean,


Schengen : une commune, mais surtout un « mot magique »

Le Grand-Duché étant l’un des plus petits Etats européens (voire du monde), il n’a que peu de profondeur stratégique et son économie repose en très grande majorité sur les services, notamment fiscaux et bancaires. S’il détient le PIB par habitant le plus élevé au monde et peut offrir à ses résidents une qualité de vie souvent distinguée dans les classements spécialisés, il reste très dépendant des mouvements frontaliers ; et ne peut se développer qu’avec l’apport de ceux-ci. Ce n’est donc pas un hasard si le pays a joué un rôle précurseur dans les politiques de libéralisation des échanges, étant partie avec ses voisins belges et néerlandais à la première union de ce type post-Seconde guerre mondiale avec l’instauration du Benelux. L’intérêt de la libre circulation des biens et des personnes – même à une échelle somme toute limitée – ne pouvait que lui convenir, particulièrement dans une époque de transition où le bassin minier du sud du pays amorçait un déclin et où il fallait penser la reconversion.

A cet égard, les accords de Schengen ont été une bénédiction – des textes signés dans le petit village luxembourgeois frontalier des villes de Perl (Allemagne) et l’Apach (Moselle) et où le quai d’amarrage du bateau ayant servi aux cérémonies fait l’objet d’une capitalisation touristique certaine. 2025 voit d’ailleurs cet accord fêter ses 40 bougies le 14 juin. Initialement ratifiés en 1985 et 1990 hors du cadre communautaire, ils ont pour objectif de garantir la libre circulation des personnes au sein des Etats signataires (les Etats du Benelux, la France et l’Allemagne). Les dispositions effectives entrent en vigueur en 1995 et sont intégrées au droit de l’UE par le traité d’Amsterdam (1997). Les années 1990 et 2000 voient la majorité des Etats européens, souvent des nouveaux membres de l’UE, rejoindre le traité. La Roumanie et la Bulgarie en étant les plus récents (depuis le 1er janvier 2025 pour la disparition de l’entièreté des contrôles). A noter que d’autres pays y sont intégrés tels la Suisse, l’Islande ou la Norvège.

Schengen : édifice maltraité par Berlin ?

Question rhétorique et réponse naturellement négative. Mais au-delà du récent et très politico-médiatisé cas allemand, dans quel état sont, aujourd’hui, ces accords ? En dépit des récentes adhésions qui démontrent que la philosophie sous-jacente à leur introduction attire toujours, certains points d’attention sont assez frappants.

A cet égard, mentionnons le récent rapport de la Commission européenne sur l’état de l’espace Schengen (rendu public le 23 avril 2025). Si, dans l’ensemble, les règles de la zone de libre circulation sont bien appliquées ; avec un dynamisme notable observé dans la coopération policière sur les zones frontalières, de nombreuses mesures de contrôles persistent. L’Allemagne – mise au-devant de l’actualité par la tenue d’élections anticipées et le relatif sentiment d’urgence à agir ayant suivi de multiples attaques au couteau – peut en réalité passer pour l’arbre qui cache la forêt. Ainsi, pas moins de dix pays de l’UE ont poursuivi ou introduit des contrôles aux frontières, à divers degrés [1]. La Commission pointe aussi que 65% des recommandations émises dans le cadre de son mécanisme de suivi n’ont pas encore été mises en œuvre et que la coopération pourrait être améliorée en raison de son « potentiel inexploité ». Elle note enfin que les Etats parties à l’accord sont tenus de mettre en place des mesures d’atténuation pour limiter l’impact des contrôles, ce qui n’est pas toujours le cas.

Le rapport en question pointe un phénomène déjà perceptible depuis quelques années. La multiplication des problématiques terroristes, conjuguée ou non au développement de routes migratoires et à l’organisation de grands évènements sportifs ou culturels, semble parfois avoir fait de l’exception absolue une forme de règle plus ou moins explicite. Les accords prévoient en effet une dérogation temporaire à la libre circulation en cas de menace grave sur la sécurité d’un Etat-membre (EM). Des contrôles aux frontières peuvent ainsi être remis en place, par exemple, en cas de menace et/ou d’acte terroriste comme ce fut le cas en France après les attentats de l’année 2015 (chapitre II du code frontières Schengen).

Seulement, l’exception au code frontières reste commode et peut même servir en d’autres occasions. Imaginez un dirigeant critiqué pour son bilan en matière de sécurité, qui fait face à une recrudescence d’actes terroristes – commis en partie par des migrants et/ou des demandeurs d’asile – et qui, de surcroît, évolue en période préélectorale. Comment montrer à l’opinion que l’échelon politique peut agir, avec un moyen à la fois simple et très symbolique ? Vous avez ici résumé le cas allemand. Néanmoins, si le Luxembourg, tout comme la France, n’était pas concerné par les premières mesures d’octobre 2023 – visant les voisins de l’est et du sud – l’extension de ce dispositif et sa généralisation en septembre 2024 a changé la donne et attisé les critiques et les inquiétudes, au moins au début. Malgré certaines décisions de la justice administrative allemande ayant considéré des contrôles, sur des cas individuels, comme illégaux faute de faits nouveaux justifiant le renouvellement des mesures, le mouvement d’ensemble ne s’est pas tari et lesdits contrôles ont été prolongés de six mois à plusieurs reprises.

Ainsi que le relève Bart Haeck dans le journal flamand De Tijd (traduction française ici), les contrôles à répétition depuis 2015 – pour tout un ensemble de raisons – amènent à ce que progressivement « périclite une idée généreuse [celle] inspirée des Lumières, que l’Union Européenne incarne depuis ses débuts, […] la paix par le commerce. […] Il ne faut cesser de le marteler : de telles politiques nuisent à notre prospérité ».

Le problème des contrôles pour la libre circulation des travailleurs : au Luxembourg plus qu’ailleurs

Dans un pays où environ la moitié des salariés sont des frontaliers, l’introduction de mesures de contrôle impacte forcément la mobilité des travailleurs, a fortiori lorsque l’on partage une frontière étendue et traversée de nombreux ponts. Chaque jour, ce sont plus de 50 000 allemands qui franchissent la frontière, principalement en voiture. La réactivation d’une ligne ferroviaire entre Trèves et Luxembourg-ville début mars 2025, si elle est pertinente dans le schéma de transport, est une difficulté sécuritaire supplémentaire, puisque la gare frontalière, Wasserbillig, est en territoire grand-ducal. Mentionnons en outre que le dispositif laisse de côté, dixit le ministre de l’Intérieur Léon Gloden (CSV – chrétien-social), « d’innombrables possibilités d’entrée par des ponts plus petits » et crée des embouteillages là où il est mis en place. Moralité, des « trous dans la raquette » existent et les contrôles routiers se justifient d’autant moins pour le gouvernement luxembourgeois.

Ce dernier a d’ailleurs, via la voix de M. Gloden, sèchement critiqué la politique allemande des contrôles aux frontières, la qualifiant « d’absurde ». D’après lui, Berlin « mise sur les contrôles aux frontières pour montrer que l’Allemagne fait quelque chose » alors que cette politique est « inutile ». En effet, il souligne qu’il y a peu de chances que les migrants à l’origine des attaques se soient « rendus en Allemagne par l’autoroute Schengen un lundi matin pour commettre un attentat dans l’après-midi ». En creux, il souligne le réel problème de la politique allemande des contrôles : la présence en Allemagne des auteurs depuis déjà quelques années. Le problème immédiat est donc moins ceux qui pourraient entrer que ceux que la sécurité intérieure n’est pas parvenu à stopper en dépit, parfois, de plusieurs années de présence légale (ou non).

Il est vrai que le Luxembourg n’est pas coutumier d’une telle politique de la part de Berlin. Les deux pays sont en effet habitués à gérer leur frontière de manière conjointe et partagée. En effet, et à l’inverse de nombreux autres cas, la frontière de passe pas au milieu des rivières séparant l’Allemagne de son voisin (Moselle, Sûre et Our). Les cours d’eau sont administrés sous forme de condominium, un régime juridique reliquat du Congrès de Vienne de 1815. C’est dire si l’imposition d’une mesure unilatérale sans concertation vient heurter la pratique habituelle.

Malgré cette brèche dans les « bonnes pratiques », le gouvernement Grand-Ducal est resté constant sur le sujet et a refusé d’engager une procédure contentieuse devant la Cour de Justice de l’UE, privilégiant la voix du dialogue et « l’échange constructif » avec l’Allemagne – malgré une lettre de plainte envoyée à la Commission en février 2025. Le Luxembourg ne dénie pas les circonstances particulières qui ont motivé le choix de Berlin, mais insiste sur leur caractère provisoire tendant à devenir définitif et sur la nécessaire action à l’échelle européenne. Il s’inquiète notamment du caractère durable des mesures, prolongées à de maintes reprises et brandies en étendard par le gouvernement Merz. M. Gloden craint en particulier que ces mesures, davantage que leur impact physique, ne recréent « des frontières dans l’esprit des gens » et ne portent atteinte à l’esprit de Schengen de manière indirecte (avec des conséquences de facto et non de jure).

Notons au passage que, dans sa « croisade » contre la politique allemande de contrôles aux frontières, le Luxembourg n’est pas complètement seul. La Pologne est en effet résolument opposée à ces mesures qui ralentissent le trafic transfrontalier et créent des embouteillages quotidiens. La visite du nouveau chancelier dès son premier jour de mandat a été un symbole fort mais illustratif des tensions à l’œuvre alors que Varsovie voudrait avant toute chose un soutien plus affirmé face aux menaces hybrides venues de Biélorussie et de Russie.

Quelle attitude attendre à présent de la part de l’UE et de l’Allemagne du Chancelier Merz ?

Dans ce contexte, il apparait ainsi le Grand-Duché est de plus en plus isolé dans sa position « Schengen-maximaliste ». Les institutions européennes ayant pris un virage à droite « sécuritaire » aux dernières élections, elles apparaissent aujourd’hui plus enclines à proposer des politiques tournées vers une meilleure coordination de la sécurité intérieure ou encore la maîtrise des flux migratoires (pour approfondissement, se reporter aux notes du CRSI consacrées à ces sujets). Entre autres pour ces raisons, il y a peu de chances qu’elles haussent le ton face à la politique allemande de contrôle aux frontières, particulièrement en ce moment.

En effet, le nouveau gouvernement allemand marque le retour de la CDU/CSU au pouvoir, sous l’égide du chancelier Friedrich Merz, après quatre années dans l’opposition. Si Merz appartient bien au même parti que la Chancelière « Mutti » Merkel, il a fait prendre à son parti un virage nettement plus conservateur sur les questions de sécurité et l’immigration – allant jusqu’à tenter de faire passer une motion sur le sujet avec les voix du parti AfD, une première. Cette posture globale de la part de la CDU/CSU peut s’expliquer par la montée en puissance soutenue de l’AfD, premier parti dans certains Länder de l’ex-Allemagne de l’Est. La coalition entrée en fonctions entend maintenir la cohésion politique et sociale du pays en agissant fermement sur les thématiques de prédilection de l’extrême-droite, non sans polariser une partie de sa propre majorité (formée avec les sociaux-démocrates du SPD) ; majorité qui lui a déjà fait défaut lors de l’investiture du chancelier le 6 mai 2025.

La nouvelle donne allemande correspond de surcroit à l’évolution de l’échiquier politique européen. La Présidente de la Commission européenne Ursula Von der Leyen est membre du PPE (dont fait partie la CDU) de même que le commissaire aux affaires intérieures (Magnus Brunner) et la majorité des dirigeants des EM au Conseil. Par ailleurs, le très puissant dirigeant du PPE, l’allemand Manfred Weber, soutient ouvertement le nouveau gouvernement à Berlin. Il y a de fait un alignement de planètes pour une continuation et une accentuation de la politique actuelle en matière de surveillance des frontières. Si la priorité est donnée à l’action aux frontières extérieures – ainsi que le récent congrès du PPE l’a rappelé – les mesures prises par les Etats-membres ne devraient pas fondamentalement être remises en question, quitte à s’accommoder des règles de libre-circulation.

A ce titre, et en guise de parfaite illustration, mentionnons les propos du nouveau ministre allemand de l’intérieur, Alexander Dobrindt (CSU) [2]. Dès avant sa prise officielle de fonctions, il ne faisait pas mystère de son intention d’agir rapidement pour mettre en œuvre des mesures plus strictes aux frontières et a ordonné les premières mesures dès le premier jour en poste. Se défendant de « surcharger » les pays voisins ou de créer des complications aux frontières, il estime au contraire que « cette nouvelle politique est également à l’avantage de nos voisins [pour envoyer] un signal clair : la politique a changé en Allemagne ».

Changement de gouvernement mais, au final, perpétuation des mêmes réponses et messages politiques. Les axes envisagés pour le renforcement de la surveillance des frontières poursuivent davantage qu’ils ne transforment les méthodes appliquées depuis 2023. Parmi ce à quoi il faut s’attendre de la part de la « GroKo » :

  • Un renforcement du dispositif policier aux frontières permis notamment par des recrutements visant à combler le déficit en personnel. Le nombre précis de postes à pourvoir est à ce stade imprécis ;
  • Une réforme des procédures, en allégeant les obligations reposant sur la police dans le traitement des migrants illégaux à la frontière ;
  • Une continuation de la politique déjà à l’œuvre visant à interpréter plus strictement de règlement de Dublin. Ce dernier prévoit qu’un demandeur d’asile dépose sa demande dans l’EM d’arrivée – qui n’est bien souvent pas l’Allemagne au regard de sa géographie.
  • Corollaire du point ci-dessus, une intensification probable des rejets de demande d’asile et une accélération des refoulements à la frontière – une instruction ayant été ordonnée en ce sens, ce qui mécontente les pays les plus concernés par les flux irréguliers vers l’Allemagne (Pologne et Autriche). Les publics vulnérables, femmes enceintes et enfants, ne seront toutefois pas concernés.

Il estime en outre que le problème posé par la migration irrégulière ne peut être résolu exclusivement à la frontière et que la mise en œuvre du pacte sur l’asile et la migration avance trop lentement, ce qui se rapproche du constat et des propositions de la Commission en la matière (voir, en ce sens, la note du CRSI mentionnée plus avant). A noter que l’approche retenue est celle d’une diminution graduelle des demandes, au fur et à mesure du durcissement du passage de la frontière et que l’on parle bien ici de la migration irrégulière « dont nous n’avons pas besoin » dixit Merz. L’Allemagne recherche toujours de la main d’œuvre qualifiée pour son marché du travail, pour laquelle des procédures légales existent et sont promues.

Signe que les agendas sont partagés entre les niveaux européens et allemands, en écho au discours « musclé » de la CDU revenue aux affaires, la Commission a annoncé un paquet additionnel de trois milliards d’euros pour aider à la mise en œuvre du Pacte sur l’Asile et la Migration. Les EM pourront utiliser ce soutien jusqu’en 2027. Si l’annonce de cette rallonge était attendue, la temporalité se veut symbolique. Non seulement, elle intervient lors de la visite de Merz à Bruxelles trois jours après son investiture ; mais de surcroît elle se fait un 9 mai, qui marque la journée de l’Europe. Un jour férié dans les institutions européennes ainsi qu’au Luxembourg (où Ursula Von der Leyen était présente pour y commémorer Robert Schuman, né au Grand-Duché). Il est ainsi tentant d’y voir une volonté de « en même temps » avec un exécutif européen soucieux de protéger et défendre les symboles de l’Europe mais qui ne peut passer outre les revendications allemandes – sur la sécurité intérieure comme sur les autres dossiers brûlants du moment. Signe de l’équilibre à trouver et de la nécessité de rassurer ses partenaires, Friedrich Merz a tenu à préciser que les mesures prises respecteraient pleinement le droit européen, qu’il souhaite « à tout prix éviter les limitations aux frontières » … et que Schengen « est un acquis que nous voulons préserver. »

Schengen, où comment détourner la libre circulation à des fins délictuelles

Dans ce contexte, si le Luxembourg se veut à l’avant-garde de l’invocation des valeurs communes et de l’héritage de la construction européenne des années 1980 et 1990, il faut reconnaître que la gestion des réalités de la libre-circulation n’est pas sans poser certains défis. Tant au niveau continental que national, la facilitation des flux transfrontaliers a profité à tout le monde : l’honnête citoyen pouvant travailler et circuler sans formalités à outrance comme le délinquant mal intentionné. La facilité déconcertante qu’a la drogue à transiter entre les pays européens depuis les grands ports l’illustre – de même que la récente (et « stupéfiante ») installation de véritables cartels dans certains quartiers de Bruxelles. Mais de deux choses l’une : d’une part, le phénomène est très ancien, bien plus en tout cas que les accords de Schengen. Les voies détournées, les trafics et les inspirations-collaborations entre réseaux criminels ne datent pas d’hier – la coopération policière non plus au passage. D’autre part, l’axe majeur actuel est bien de renforcer la surveillance des points d’entrée sur le territoire de l’UE, y compris internes (type aéroports, avec l’entrée en vigueur du système EES). Lorsque l’on évoque « UE » et « frontières », un réflexe quasi-pavlovien est de penser immédiatement à l’aspect migratoire et aux frontières orientales et méridionales du continent. Le contexte actuel y est certes propice, mais la surveillance doit se penser de manière plus large et, surtout, sur le territoire intérieur. C’est d’ailleurs déjà le cas, comme l’illustre la récente initiative d’une « alliance des ports » pour essayer de traiter le problème dès les docks ou encore les nombreuses initiatives transversales déjà mises en place par Europol.

Dans ce contexte, et une fois tout ceci dit, le Luxembourg n’est pas un pays de grande importance pour les réseaux criminels. Le faible nombre de résidents, la petite taille du territoire, le maillage territorial assez important de la police (notamment dans les agglomérations) ainsi que l’absence de réels « quartiers sensibles » et autres grandes infrastructures logistiques et de mobilité de taille internationale peuvent expliquer ce constat. Néanmoins, cela ne signifie pas pour autant qu’il est un îlot préservé au milieu de ses voisins.

Tout d’abord, la drogue circule, et même si les saisies sont irrégulières d’une année à l’autre, des prises conséquentes montrent qu’une organisation existe. De manière générale, marijuana et haschisch sont les drogues les plus saisies (environ 90% du total) ; cocaïne et héroïne étaient, jusque très récemment, bien moins fréquentes. Ci-après, quelques constats :

  • Les drogues dures n’épargnent pas le Grand-Duché, et les proportions ne sont pas résiduelles. Au premier trimestre 2025, plus de 1.3 tonne de cocaïne a été saisie, à la fois à l’aéroport de Luxembourg-Findel et dans des engins de chantier. Début avril, à nouveau plus d’une tonne de haschisch. Vraisemblablement non destinées à la consommation locale, ces saisies démontrent l’intensification du trafic via des voies parallèles, contournant les grands aéroports de fret et les terminaux portuaires de Mer du Nord, (un peu) mieux surveillés. Au global, 2025 est déjà une année record toutes catégories confondues.
  • Puisque la drogue n’est pas destinée à la consommation locale (sauf trafic « résiduel » approvisionné par des réseaux implantés aux Pays-Bas et en Belgique), le pays est avant tout un lieu de transit. La marchandise y arrive en espérant des contrôles moindres avant d’être redispatché selon des circuits encore obscurs, mais intimement liée aux marchés belges et néerlandais, où la puissance des réseaux déjà implantés s’affirme.
  • Corollaire du point précédent, le Luxembourg est un pays où l’on circule facilement et sur des infrastructures de bonne qualité. Très interconnecté avec les réseaux autoroutiers belges, français et allemands, le pays ne connait aucune surveillance des frontières (du moins, pas comme celle qui est mise en place par Paris ou Berlin). Autant d’avantages qui expliquent la recrudescence des saisies, attendu en outre que l’aéroport du Findel dispose de liaisons aériennes diversifiées partout en Europe et dans le monde. Beaucoup de vols… et une administration des douanes aux effectifs somme toute limités (environ 500 personnels toutes fonctions incluses).
  • Enfin, les réseaux se servent des avantages que comportent encore les frontières, notamment en matière administrative. Un point intéressant est donné par le rapport d’activité 2024 de la Police Grand-Ducale (page 49). Evoquant la circulation de cocaïne, il décrit une stratégie bien rodée de la part des réseaux, qui utilisent des migrants en situation irrégulière, résidant en France, et qui utilisent le caractère transfrontalier de leur implantation géographique pour favoriser leurs activités délictuelles. « Depuis plusieurs années, le trafic de stupéfiants sur la voie publique au Luxembourg implique la présence de vendeurs de drogue originaires d’Afrique de l’Ouest, spécialisés dans la vente de cocaïne. Une évolution récente de ce phénomène consiste dans le fait que ces trafiquants résident désormais majoritairement en France, dans la région frontalière avec le Luxembourg, et qu’ils disposent d’une demande d’asile déposée en France.» Dans ces conditions, le traitement de ces cas est rendu plus compliqué car impliquant deux administrations de deux pays distincts sur deux thématiques malheureusement non interconnectées (l’appareil policier luxembourgeois c/ le système social français). Sans aller jusqu’à évoquer une impossibilité de traitement ou une zone grise pour l’impunité, cela n’arrange pas le règlement du problème, tant du point de vue de l’aspect « drogues » que de celui relatif au séjour irrégulier.

Face à ce problème, les autorités ne sont pas restées sans rien faire. Des opérations régulières sont organisées face à ces trafics et sont menées en coopération avec les polices belges, néerlandaises, françaises et allemandes. Baptisées « Etoile » ou « Hazeldonk », ces actions conjointes visent à saisir des marchandises illicites et à cibler et démanteler des réseaux qui profitent des facilités de circulation entre les pays du Benelux ainsi que des capacités portuaires qu’ils offrent (Rotterdam et Anvers notamment). Le Centre de Coopération Policière et Douanière (CCPD) joue aussi un rôle important pour coordonner les différents services de police frontaliers et connait une activité croissante. Néanmoins, l’impact de ces actions, pour réel qu’il puisse être, n’en demeure pas moins insuffisant pour contrer l’étendue des trafics actuels. Une voie possible, et actuellement poursuivie par le Grand-Duché, passe par l’intensification de la coopération dans le cadre d’Europol ainsi qu’un meilleur échange d’informations entre les Etats – ce qui nécessitera néanmoins du temps et une fluidification des processus.

Au global, qu’en retenir ?

Devenus au fil du temps la pointe de diamant de la construction européenne – avec la monnaie unique – les accords de Schengen sont bien loin d’être remis en question ; ne serait-ce que par les millions d’européens qui en bénéficient chaque jour pour leur travail, leurs loisirs, leur famille. Néanmoins, les signaux faibles ne doivent pas tromper, et leur conjonction indique un changement de ton de la part des gouvernements nationaux soumis à une obligation de résultat en matière de sécurité. Concernant le Luxembourg, la situation est plus spécifique : malgré la délinquance, davantage transfrontalière qu’ailleurs, qui se déplace et qui s’installe avec une certaine facilité, le Grand-Duché n’a jamais eu l’intention de toucher à cet acquis, tant il est conscient que son économie en dépend. Littéralement. Pour tenter de répondre aux craintes de ses voisins et ménager ses intérêts, il joue la carte la plus crédible dont il dispose : le renforcement des mécanismes de coopération européens (avec le Système d’Information Schengen – SIS – en particulier). La vraie question sera in fine de savoir si et comment le gouvernement luxembourgeois pourra continuer de faire valoir cette solution face à ses puissants voisins qui visent avant tout à protéger leurs propres situations internes – au besoin avec des décisions lourdes de sens et dont l’utilité concrète reste à démontrer.

 


Sources

[1] Sont ainsi concernés : l’Allemagne, l’Autriche, la Bulgarie – en dépit de son adhésion récente -, le Danemark, la France, l’Italie, la Norvège, les Pays-Bas – pour la première fois à toutes les frontières terrestres et aériennes du pays –  la Slovénie et la Suède. A noter que la Croatie, l’Italie et la Slovénie s’apprêtent à mettre en place des patrouilles communes le long de leur frontière avec la Bosnie-Herzégovine.

[2] La CSU est, en quelque sorte, l’équivalent de la CDU en Bavière, où elle est particulièrement implantée. Avec sa « grande sœur », elle forme la CDU/CSU – aussi appelée Die Union.