Le trafic des œuvres d’art pillées par l’Organisation État islamique (OEI)

Le trafic des œuvres d’art pillées par l’Organisation État islamique (OEI)
13 mai 2024 Olivier Debeney

Crédit photo : Unsplash

De juin 2014 (proclamation du “Califat” par le dirigeant Abu Bakr al-Baghdadi à Mossoul, en Irak) à décembre 2017 (perte de la dernière ville, Deir ezz Zor, en Syrie, tenue par l’organisation terroriste), l’Organisation Etat islamique (OEI) a contrôlé un vaste territoire à cheval sur la Syrie et l’Irak. L’organisation djihado-terroriste musulmane sunnite, d’obédience salafiste, a donc eu accès à de nombreuses ressources pour financer le fonctionnement et la projection militaire de son État. Parmi elles, le trafic d’œuvres d’arts issues des pillages commis par l’OEI.

Par Emmanuel de Gestas

 

D’après les chiffres de la CIA, citée par BFMTV, le trafic des “antiquités de sang”  aurait constitué pour l’OEI sa deuxième source de financement.

À hauteur de 6 à 8 milliards de dollars par an (chiffres de 2015), juste derrière le trafic de pétrole. 

D’après un rapport de l’Assemblée nationale, cité par Challenges en 2016, l’organisation terroriste n’aurait récolté “que” 20 à 100 millions de dollars via cette seule source de financement. 

Une véritable mine d’or, au sens propre comme au figuré.

Mais qu’est-ce qu’au juste qu’une “antiquité de sang” ?

Il s’agit de pièces de musée, d’archéologies, de bijoux, d’œuvres d’arts diverses et variées pillées par l’OEI durant sa domination territoriale sur le “Califat” irako-syrien. La grande majorité de ces antiquités proviennent, par exemple, du pillage des musées antiques de Mossoul (Irak) à l’été 2014, soit juste après la prise de la ville par l’organisation terroriste. 

Ils proviennent aussi de la cité antique romaine de Palmyre (Syrie), un site archéologique classé par l’Unesco, pris puis pillé par l’OEI courant mai 2015. Les djihadistes de l’organisation détruiront en grande partie la cité antique, vestige préislamique d’un passé vu par ces salafistes comme païen et donc à annihiler physiquement et mémoriellement, mais ils pilleront aussi ce qu’ils pourront, afin d’en tirer profit. Cela coûtera d’ailleurs la vie à Khaled Assaad, l’ancien directeur du site archéologique de la ville, atrocement décapité par les terroristes le 18 août 2015, pour avoir refusé de livrer à l’OEI les trésors qu’il avait pu dissimuler.

Mais à quoi servent exactement ces “antiquités de sang” ?

Ces pillages d’œuvres d’art ont plusieurs objectifs : 

  • “Purger” le “dawla islamyya (l’État islamique en arabe, acronymisé en Daesh) de toute “souillure préislamique” (cf. paragraphe précédent). 
  • Se financer par le trafic de ces œuvres d’arts, et même opérer du blanchiment d’argent “sale” en argent “propre”. 

“Le scénario de risque BC-FT (Blanchiment de capitaux – Financement du terrorisme) auquel font face les secteurs de l’art et du luxe diffère en fonction de l’utilisation des produits. En matière de financement du terrorisme, des œuvres d’art et antiquités issues du pillage peuvent procurer des bénéfices aux organisations terroristes, soit par revente via un intermédiaire (principalement lors de ventes privées), soit par le biais de “taxes” imposées lors des fouilles ou lors du transport de ces œuvres. Les métaux précieux peuvent être transportés dans des zones de conflit et servir au financement du terrorisme. Le scénario de risque en matière de blanchiment peut être similaire (blanchiment de produit de trafic illicite d’œuvres d’art) ou bien recouvrir le cas d’un achat d’œuvres, d’antiquités ou de produits de luxe à des fins de dissimulation de produits illicites et de blanchiment. Les menaces de financement du terrorisme sont liées, d’une part, aux possibilités de pillage d’œuvres d’art et d’antiquités offertes par le conflit en zone irako-syrienne. D’autre part, s’agissant des métaux précieux, les facilités d’accès et de transport rendent attractif ce mode de financement du terrorisme.” 

Extrait de l’Analyse nationale des risques de blanchiment de capitaux et de financement du terrorisme en France, rapport du Conseil d’orientation de la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme (Colb) en date de septembre 2019, page 82

Concrètement, comment se déroulent ces trafics ?

Peu de temps après sa “proclamation”, le “Califat” de l’OEI se dote d’un “Ministère des Antiquités”, le “Diwan al-Rikaz”. Ce “ministère”, soit entreprend des fouilles archéologiques (en fait des pillages) avec ses propres “fonctionnaires”, soit accorde les permis de fouilles, moyennant une taxe, à des “sous-traitants”. 

D’après le chercheur australien Patrick Blannin, le “Diwan al-Rikaz” contrôlait courant 2015 “plus de 4 500 sites archéologiques, rien qu’en Irak”.

Islamic State’s Financing: Sources, Methods and Utilisation, in “Counter Terrorist Trends and Analyses”, pages 16 & 17

En 2017, le nombre de sites archéologiques et musées sous le contrôle du “ministère” de l’OEI était identique, toujours selon la même source.

Ces œuvres d’art ont pu être acheminées clandestinement dans des pays voisins du “Califat”, le plus souvent, le Liban et la Turquie, via des réseaux de trafiquants. 

D’après le journaliste Jean-Baptiste d’Albaret, auteur d’un article pour le magazine Valeurs actuelles, les revendeurs, surnommés dans le jargon de la LFT-BC, les “Janus”, sont essentiels pour assurer la transaction entre les intermédiaires, l’OEI, et, en bout de chaîne, le client, qui ne sait pas toujours par quel(s) sombre(s) réseau(x) a transité le bien dont il fait l’acquisition (soit en ligne via le deep/dark web, soit sur un marché de Beyrouth au Liban ou d’Istanbul en Turquie, parfois par une salle de vente européenne réputée). 

Une fois la “marchandise” acheminée, il faut la stocker. C’est là que la notion de “ports francs” entre en jeu (source idem à supra) : ce sont des zones de stockage, des entrepôts libres de tout contrôle douanier. Bien des marchandises peuvent y être stockées, les œuvres d’art y trouvent en particulier leur place. 

De là, les œuvres d’arts peuvent être revendues pour blanchir l’argent sale du terrorisme sans nécessairement changer de place, car certaines, trop connues, pourraient aisément “faire tache” dans un salon privé ou dans une salle des ventes, face à des experts en arts pouvant identifier lesdites œuvres et leur provenance. 

De fait, au lendemain des attentats du 13-Novembre (Bataclan, Stade de France, et plusieurs terrasses de cafés parisiens), le président de la République François Hollande dénonçait le 17 novembre 2015, ces ports francs, à l’occasion de la remise d’un plan d’action par le président du musée du Louvre pour préserver le patrimoine culturel du terrorisme :

“La première de ces priorités, c’est la lutte contre les trafics des biens culturels. Il faut savoir qu’en ce moment même, l’organisation terroriste Daesh délivre des permis de fouilles, prélève des taxes sur des œuvres qui vont ensuite alimenter le marché noir mondial, transitant par des ports francs qui sont des havres pour le recel et le blanchiment, y compris en Europe. La France a donc décidé d’introduire un contrôle douanier à l’importation de biens culturels et intègrera dans son droit les résolutions du Conseil de sécurité interdisant le transport, le transit, le commerce du patrimoine culturel mobilier ayant quitté illégalement certains pays.”

Discours de François Hollande devant l’Unesco, 17 novembre 2015

Comment lutter contre ces trafics ?

Toujours dans ce même discours, François Hollande livre une première piste pour lutter contre ces trafics : “Nous parlons beaucoup des paradis fiscaux et nous avons raison de vouloir là encore faire en sorte qu’ils puissent disparaître, mais nous devons également éliminer les paradis du recel dans le monde.”

Aussi, la commission parlementaire européenne spéciale Tax3, créée en février 2018 à la suite du scandale dit des “Paradise Papers”, va s’attacher à lutter contre, outre l’évasion et la fraude fiscale, le sujet du blanchiment, et donc du FT-BC. 

A noter que le Colb, dans son “Analyse nationale des risques de blanchiment de capitaux et de financement du terrorisme en France” de septembre 2019, indique que “les vulnérabilités intrinsèques du secteur de l’art […] peuvent être considérées comme élevées”.

Le rapport du Colb préconise ensuite :

L’assujettissement de la plupart des opérateurs atténue dans une certaine mesure les vulnérabilités de ce secteur. Les sociétés de ventes aux enchères publiques sont soumises au contrôle du Conseil des ventes volontaires (CVV), les études de commissaires-priseurs judiciaires à celui de la Chambre nationale des commissaires de justice (CNCJ), tandis que les personnes se livrant au commerce d’antiquités et d’œuvres d’art sont contrôlées par la DGDDI et sanctionnées par la CNS. Les professionnels du secteur du luxe sont soumis au contrôle de la DGCCRF et au pouvoir de sanction de la commission nationale des sanctions (CNS).

Le Colb rappelle en outre que :

les personnes se livrant habituellement au commerce d’antiquités et d’œuvres d’art, si elles étaient assujetties aux obligations de LCB-FT, ne disposaient pas d’une autorité de contrôle. L’ordonnance n° 2016-1635 du 1er décembre 2016 et le décret du n° 2018-284 du 18 avril 2018 ont remédié à cette faiblesse en désignant la DGDDI comme autorité de contrôle de ces professionnels. A l’issue d’un travail d’échange avec les professionnels ayant conduit à la publication en mai 2019 de lignes directrices conjointes avec Tracfin, et de la réalisation concomitante de son analyse sectorielle des risques, la DGDDI a débuté les premiers contrôles du secteur en juillet 2019.” Le Colb explique aussi que “l’Office central de lutte contre le trafic de biens culturels (OCBC) contrôle régulièrement la tenue du registre des objets mobiliers (ROM) par les professionnels du marché de l’art mettant en vente des biens mobiliers usagés ou d’occasion.”

Le Colb propose la :

limitation de la circulation d’espèces” pour “atténuer les vulnérabilités identifiées” : “Ainsi, un plafond de paiement en espèces de 15 000 euros a été mis en place pour les acheteurs étrangers, qui sont particulièrement nombreux eu égard à la place particulière qu’occupe la France et notamment Paris sur les marchés de l’art et du luxe. Il est encore plus contraignant (1 000 euros) pour les résidents français.”

De plus, le même Colb rappelle que :

les réglementations européenne et nationale en matière d’importation et d’exportation de biens culturels, dont les manquements sont contrôlés par la DGDDI, permettent par ailleurs d’atténuer la vulnérabilité liée au caractère transfrontalier des secteurs de l’art et du luxe. Dans le secteur de l’art, […] le règlement (UE) 2019/880 du Parlement européen et du Conseil du 17 avril 2019 prévoit la mise en place de licences d’importation pour certaines catégories de biens culturels ayant plus de 250 ans d’âge (règlement applicable à l’horizon 2025). En outre, trois textes juridiques encadrent et permettent de mieux protéger les professionnels et le marché national légal de la vente pièces qui seraient issues de pillages ou de fouilles illégales : obligation que les pièces soient sorties d’Irak avant le 6 août 1990, sorties de Syrie avant le 9 mai 2011, et pour les objets issus de théâtres d’opérations de groupement terroristes, nécessité de justifier la licéité de l’origine du bien sous peine de poursuites pénales.”

Enfin, les mesures les plus récentes (2016) explicitées par le Colb sont aussi les plus “dures” :

Dès 2016, des mesures pénales ont été également prises pour lutter contre le trafic des biens culturels et le financement du terrorisme. L’article 322-3-2 du code pénal réprime les transactions des biens provenant des territoires assujettis à des groupements terroristes en imposant une justification de la licéité de l’origine de ce bien. Les articles L. 111-8 et L. 111-9 du code du patrimoine interdisent et sanctionnent également l’importation de biens culturels notamment en provenance d’Irak et de Syrie.”

Conclusion

Le trafic d’œuvres d’art, ou “antiquités de sang”, par l’OEI entre 2014 et 2017 a donc représenté la deuxième source de financement pour le groupe terroriste et son proto-État. A l’aide de réseaux souvent purement criminels et sans davantage d’allégeance idéologique que celle de l’appât du gain, l’OEI a pu “inonder” l’Europe en particulier, du fait de sa proximité géographique avec les territoires contrôlés par le “Califat”, d’œuvres d’art pillées. Ce trafic avait autant pour objectif de financer directement l’OEI que de blanchir son “argent sale”.

Les institutions européennes, les pays européens, et en particulier la France, ont relativement rapidement pris la mesure du problème.

Les services français dédiés à la LFT-BC ont émis un certain nombre de recommandations et de mises en garde pour s’attacher à lutter contre ce phénomène. Le code pénal français a notamment été modifié pour y intégrer la répression de l’importation de biens en provenance de territoire contrôlés par des groupes terroristes similaires à l’OEI.